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on a crié à l’orgueil. On a appelé contradictions les ardeurs de Ruskin pour toutes les vérités qu’il a cru découvrir les unes après les autres, inconstance ses affections pour toutes les grandes œuvres, tyrannie son zèle, égoïsme sa générosité. Si l’on veut être juste à la fois et compréhensif, on appellera tout cela d’un seul mot qui explique tout Ruskin et qui est le troisième grand trait de sa physionomie : la franchise.

Être ἐλεύθερος, liber ou franc, dit-il quelque part, c’est d’abord avoir appris à gouverner ses passions, et alors, certain que sa propre conduite est droite, y persister envers et contre tous, contre l’opinion, contre la douleur, contre le plaisir. Défier l’opinion de la foule, la menace de l’adversaire et la tentation du diable, tel est chez toute grande nation le sens du mot : être libre, et la seule condition pour obtenir cette liberté est indiquée dans un seul verset du psaume 119 : « Je marcherai en liberté parce que j’ai cherché tes préceptes. » Cette rude franchise, quand il l’applique aux autres, lui fait perdre quelquefois toute mesure et oublier toute politesse. Comme quelqu’un lui dit que ses ouvrages l’ont beaucoup amusé, il répond durement : « Cela m’est bien égal qu’ils vous aient amusé ! Vous ont-ils fait du bien ? » À une dame, présidente d’une société pour l’émancipation de la femme, qui lui demande son appui, il répond en français : « Vous êtes toutes entièrement sottes dans cette matière. » À des étudians de Glascow qui veulent l’élire recteur contre M. Fawcett et le marquis de Bute, mais qui sollicitent de lui une explication sur ses idées politiques, qui désirent savoir au moins s’il est avec M. Disraëli ou avec M. Gladstone, il écrit : « Que diable avez-vous à faire, soit avec M. Disraëli, soit avec M. Gladstone ? Vous êtes étudians à l’Université et vous n’avez pas plus à vous occuper de politique que de chasse au rat ! Si vous aviez jamais lu dix lignes de moi, en les comprenant, vous sauriez que je ne me soucie pas plus de M. Disraëli ou de M. Gladstone que de deux vieilles cornemuses, mais que je hais tout libéralisme comme je hais Beelzébuth, et que je me tiens avec Carlyle, seul désormais en Angleterre, pour Dieu et pour la Reine ! » Tout ce qu’il pense, il le dit, sans souci de l’effet produit, sans ménagement pour ses propres admirateurs. Une lettre bien caractéristique à cet égard est celle qu’il écrivait à un révérend endetté pour avoir bâti une église à Richmond et qui s’était avisé de le solliciter.


Brantwood, Coniston, Lancahire, le 19 mai 1886.
Monsieur,

Vous me faites rire en vous adressant à moi, qui suis précisément l’homme du monde le moins disposé à vous donner un farthing ! La première chose