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comprit. Toutefois Ruskin leur confia les terrains de la Saint George’s Guild et remontant dans sa chaise de poste, avec son gorgeous postilion, et tout le pittoresque suranné d’un grand seigneur du xviiie siècle, il disparut joyeusement, dans un nuage de poussière, aux yeux de tous ces sécularistes, unitariens, et quakers, stupéfaits et morfondus. — C’est alors qu’ils s’aperçurent, eux aussi, qu’ils n’étaient pas agriculteurs, et comme tout autre propriétaire, ils prirent un fermier. La ferme ne prospérant pas, ils créèrent, à la place du paradis rêvé, une guinguette. C’est ainsi que ne furent appliquées, sur le terrain agricole, ni les théories du communisme ni celles de Ruskin.

Mais en même temps, sur le terrain industriel, le maître prenait sa revanche. Il avait été prévenu que, dans les pittoresques campagnes du Westmoreland, les petites industries rurales disparaissaient de jour en jour. On ne sculptait plus le bois, on ne filait plus, on ne tissait plus la bonne toile d’autrefois. La machine qui tourne bêtement sur elle-même et ne se meut que grâce à la vapeur pestilentielle remplaçait les jolis gestes de la main, animée par le souffle vivant de l’homme. Il courut à ce nouveau champ de bataille pour livrer à la machine un combat suprême. Un de ses admirateurs passionnés qui habitait le pays, M. Fleming, fit serment de rétablir le filage à la main. On chercha longtemps les outils, le rouet n’étant plus guère connu qu’à Covent Garden au moment où Marguerite chante : « Quel est donc ce jeune homme ?… » On battit toute la vallée de Langdale, on fit des annonces dans les journaux. Enfin, chez une vieille femme qui avait filé, un demi-siècle auparavant, on découvrit un rouet caché comme ce fuseau que trouva la belle princesse des contes de fées, et qui, la piquant, l’endormit pour cent ans. Aussitôt, en effet, la vallée offre l’image de ce qu’elle était il y a cent ans. Ce premier rouet est porté en triomphe à travers les rues, comme le tableau de Cimabué, dans Florence. Bientôt on découvre un métier en vingt morceaux. Mais comment les recoller ? Heureusement une photographie du métier qui est sculpté sur le campanile de Giotto, « la tour du berger », enseigne les traditions du moyen âge, de même que demain quelques vers d’Homère dans l’Odyssée apprendront aux ruskiniens à blanchir la toile qu’ils auront préparée. Peut-être cette toile est-elle un peu rugueuse. Mais on s’en console en ouvrant le volume des Sept Lampes de l’architecture et en y lisant ces mots :

Il est possible pour des hommes de se transformer en machines et de ravaler leur travail au niveau de celui d’une machine, mais tant qu’ils travaillent comme des hommes mettant leur cœur à ce qu’ils font et le faisant de leur mieux, peu importe qu’ils soient de mauvais ouvriers : il y aura