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mise en lumière de toute supériorité que nous pourrons trouver et la réprobation de chaque infériorité. Lorsque nous aurons besoin d’aller quelque part, nous irons tranquillement et sûrement, non à raison de 40 milles à l’heure au risque de nos vies ; lorsque nous aurons besoin de transporter quelque chose, nous le porterons sur le dos de nos bêtes ou sur le nôtre, ou dans des charrettes ou des bateaux. Nous aurons abondance de fleurs et de légumes dans nos jardins, quantité de blé et d’herbe dans nos champs, et peu de briques. Nous aurons un peu de musique et de poésie ; les enfans apprendront à danser et à chanter dans ce coin de territoire, peut-être quelques vieilles gens pourront le faire aussi, en temps voulu… Peu à peu quelque art ou quelque imagination supérieure pourront se manifester parmi nous et de faibles rayons de science luire pour nous. De la botanique, quoique nous soyons trop timides pour discuter la naissance des fleurs — et de l’histoire, quoique trop simples pour révoquer en doute la nativité de l’homme ; qui sait ! Peut-être même une sagesse, sans calcul et sans convoitise, comme celle de Mages naïfs, présentant à cette nativité les dons de l’or et de l’encens.

C’est en mai 1874, durant les jours de la Commune, que Ruskin fit ce rêve. Quelque temps après il fondait la Saint George’s Guild pour le réaliser. Sur le terrain purement agricole, éternel écueil de toute doctrine socialiste, on échoua. À la vérité, on trouva bien pour 50 000 francs une ferme de cinq à six hectares près de Mickley ; et d’autre part, divers amis de la Guild, possesseurs de landes ou de rochers incultes et incultivables, saisirent avec empressement cette occasion de s’en débarrasser en faisant le bonheur de l’humanité. C’est ainsi qu’on eut bientôt des terres à Barmouth, à Bewdley, dans le Worcestershire et en d’autres endroits. Seulement, comme on s’aperçut qu’aucun membre de la Guild n’était agriculteur et que vainement connaîtrait-on tous les secrets de Proserpine, on ne saurait fonder une colonie agricole si l’on n’a pas mis la main à la charrue, Ruskin se tourna vers les communistes et leur demanda leur concours. Il leur offrait ces terrains pour y expérimenter leurs idées sociales, pourvu qu’ils appliquassent ses idées esthétiques. Encore ne les obligeait-il pas, pour commencer, à frapper une monnaie particulière dans le goût du florin de Florence ni à s’habiller comme les trois Suisses du Rütli. Les communistes acceptèrent un rendez-vous. Ruskin y vint en chaise de poste, avec des postillons fastueux, gorgeous, afin de ne pas donner un sou aux chemins de fer inesthétiques. C’est à Sheffield qu’il rencontra ses nouveaux alliés. Ils étaient vingt, et pour le moins de vingt sectes différentes. Entre l’homme de l’esthétique et les hommes de la sociologie, entre le tory partisan de toutes les aristocraties et les égalitaires du cinquième état, entre cet esprit libre comme l’air et ces cerveaux systématiques comme un engrenage, l’entrevue fut très extraordinaire. Non seulement on ne s’entendit pas, mais il est douteux qu’on se