Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/572

Cette page a été validée par deux contributeurs.

peut utilement parler peinture sans montrer des choses peintes, ni architecture sans produire des exemples de lignes architecturales pour étayer la thèse ou soutenir la discussion. Il ajoute donc à la fondation Slade une école de dessin, et une collection soit d’œuvres originales depuis Tintoret jusqu’à Burne Jones, qu’on peut copier, soit de spécimens d’après les grands maîtres, dont cent soixante-dix sont de sa main, qu’on peut consulter. Dès 1872, il organise ce musée dans les salles d’Oxford, donnant sur Beaumont Street, et alloue à l’Université 125 000 francs pour l’entretien de cette école et le traitement du professeur qui doit y enseigner. Il s’y dévoue pendant treize ans, entretenant le culte du Beau dans le sanctuaire intellectuel de la Grande Bretagne, jusqu’au jour où les savans y ayant introduit, malgré lui, la vivisection, il donne sa démission avec éclat, car il ne peut tolérer cette pratique laide, cruelle et inutile pour l’art puisque les sculpteurs grecs n’ont même pas connu l’anatomie. Mais le musée demeure. Quelques étudians et beaucoup de jeunes femmes profitent chaque jour de l’enseignement ruskinien. Les matériaux, admirablement classés pour l’éducation de l’œil et de la pensée, les dessins ingénieusement renfermés dans des boîtes d’acajou à étiquettes d’ivoire, sont à la disposition de tous les élèves. Oxford maintenant est un centre artistique grâce au « gradué » qui signa les Modern Painters.

Mais à quoi sert de créer dans les académies quelques échantillons de la Beauté plastique, si le monde entier devient laid, si les hommes de la campagne, abandonnant ces travaux qui développent les muscles et fortifient la carnation, viennent s’entasser dans les villes, et s’y exténuer à diriger des machines, machines eux-mêmes, à gestes mécaniques, agissant sous le doigt de leur patron ? Et à quoi bon réunir dans les musées quelques pâles copies des beaux paysages, quand les plus beaux de tous, les originaux créés par la nature disparaissent, sous les constructions industrielles, les usines, qui tarissent l’herbe sur la terre et répandent leurs noires fumées dans le ciel ? L’amateur se contente de révérer le Beau dans des musées, petites églises où ne viennent, quoi qu’on fasse, que des convertis ; il faut combattre le laid jusque dans la vie et l’ayant proscrit de ses propres rêves, l’expulser de la réalité !

Nous allons essayer, s’écrie Ruskin, de rendre quelque petit coin de notre territoire anglais beau, paisible et fécond. Nous n’y aurons pas d’engin à vapeur, ni de chemins de fer ; nous n’y aurons pas de créatures sans volonté ou sans pensée ; il n’y aura là de malheureux que les malades, et d’oisifs que les morts. Nous n’y proclamerons pas la liberté, mais une obéissance instante à la loi reconnue et aux personnes désignées, ni l’égalité, mais la