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les cathédrales de France. Vous, vous avez transformé en champs de courses toutes les cathédrales de la terre : les montagnes, d’où l’on peut le mieux adorer la divinité ! Votre unique conception du plaisir est de rouler en chemin de fer autour des nefs de ces cathédrales et de manger sur leurs autels ! Vous avez fait un pont de chemin de fer sur la chute de Schaffhouse ! Vous avez fait un tunnel dans les rochers de Lucerne, près de la chapelle de Tell ! Vous avez détruit le rivage de Clarens sur le lac de Genève. Il n’y a pas une paisible vallée en Angleterre, que vous n’ayez remplie de feu mugissant ! »

Quand c’est la nature elle-même qui a voulu changer, il s’en plaint plus doucement, mais comme d’une infidélité. « Oui, écrit-il d’Angleterre à un ami qui est dans les Alpes, Chamonix est une demeure désolée pour moi. Je n’y retournerai plus, je crois. Je pourrais éviter la foule en hiver et dans le premier printemps, mais que les glaciers m’aient trahi et que leurs vieux chemins ne les connaissent plus, c’en est trop ! Faites, s’il vous plaît, mes amitiés à la grosse vieille pierre qui est sous Breven, à un quart de mille au-dessus du village, à moins qu’ils ne l’aient détruite pour leurs hôtels… » Il retourne pourtant dans les Alpes en 1882 et il écrit : « J’ai revu aujourd’hui le Mont-Blanc, que je n’avais point vu depuis 1877, et j’ai été très reconnaissant. C’est un spectacle qui me rend toujours toute la force dont je suis capable pour faire de mon pauvre petit mieux, et devant lequel mes amitiés et mes souvenirs me deviennent plus précieux… »

Joie ou tristesse, cette contemplation, qui par momens ressemble à une rêverie mystique, enfantine et extasiée, est le premier grand trait de la physionomie de Ruskin. Lorsqu’il y est plongé, rien ne l’éveille. Les événemens passent autour de lui sans qu’il leur accorde un regard. Parfois il demeure des semaines sans connaître ceux qui bouleversent son pays. Les événemens mêmes de sa vie privée ne semblent pas le distraire. Il apprend, dans les Alpes, la mort de sa cousine Mary, la compagne de ses premiers voyages, et aussitôt il cherche à reproduire l’effet du soleil levant sur le Montanvert et, la qualité aérienne des aiguilles. Poussé par ses parens et ses amis, il se marie, en 1848, avec une jeune fille de Perth, d’une remarquable beauté, mais il continue son rêve mystique, et quand, après six ans, sa femme le quitte et quand l’union légalement formée est dissoute légalement, le grand enthousiaste ne paraît pas avoir détourné un seul instant ses yeux des horizons radieux de la terre, ni à la nature éternelle et insensible avoir fait infidélité.