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V

Dès qu’il est question de cette cour d’assises, neuf fois sur dix il n’est question que du jury. L’opinion s’obstine à ne voir que lui dans la juridiction criminelle. Qu’on songe à telle ou telle affaire : le « verdict » a été « excellent » ou « stupide ; » le jury a bien ou mal accompli sa tâche, il a été « la conscience de la nation » ou « au-dessous de tout ». Mais il semble que lui seul a tout fait, qu’il est la cour d’assises elle-même, et que c’est à lui qu’il convient de rapporter la responsabilité totale des arrêts.

Cette opinion repose sur une erreur fondamentale, qui en fait tous les jours commettre bien d’autres.

A la cour d’assises, tout dépend du verdict sans doute, mais le verdict n’est point un phénomène de génération spontanée. Il est « déterminé » par le jeu complexe des organes dont le législateur a organisé le concours, et dont l’ensemble constitue la « juridiction ». Le jury n’est lui-même qu’un des rouages de la machine dont l’arrêt de condamnation ou l’ordonnance d’acquittement constitue le produit.

Ce produit est une œuvre collective, à laquelle de nombreux ouvriers ont collaboré. Il faudra donc envisager à côté du jury :

la cour, qui est composée des magistrats professionnels ; le président surtout, qui remplit aux assises un rôle capital ;

le ministère public, la défense, les témoins, les experts et l’accusé lui-même ;

le public, qui, silencieux ou non, réagit sur l’enquête et a une influence certaine sur le résultat ;

la presse, élément extrajudiciaire qui s’ajoute d’office aux élémens de l’enquête officielle ;

la procédure écrite, recueillie par l’instruction secrète, fort mal soudée à l’instruction orale, et qui apparaît et disparaît tour à tour, jouant dans le débat un rôle équivoque et assez mal défini.

Tous ces élémens, et d’autres encore, concourent au verdict autant que le juré lui-même, bien qu’à son insu le plus souvent. Nous pensons donc qu’il est dangereux, pour tous ceux qui observent la cour d’assises en songeant aux réformes que cette institution peut appeler, d’examiner isolément le jury. Suivant une autre méthode, nous démonterons la machine, afin d’étudier chacun de ses rouages principaux dans son jeu propre et dans l’action qu’il exerce sur les organes voisins ; commençons par le jury.