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tour à tour membre du jury d’accusation et du jury de jugement. Telle était la pensée qui avait inspiré les créateurs du jury criminel et du nouvel ordre judiciaire en 1789 et 1791.

Mais les temps ont marché ; l’Empereur est venu. Il avait l’horreur du jury. Tout, dans ses pensées et dans le régime dont il était l’âme, ramenait aux principes de l’ordonnance de 1670, au secret, à l’exclusion du citoyen des fonctions de la magistrature. On sait la peine qu’eurent certains légistes à faire accepter par Napoléon l’idée du jury criminel. Il l’accepta cependant, mais comme on accepte une institution méprisée, en disposant autour d’elle tout ce qui devait tôt ou tard amener sa ruine.

C’est dans ces vues que le code impérial d’instruction criminelle, le code de 1808, qui nous régit encore, a ressuscité l’ordonnance de 1670. Il a réorganisé le secret ; puis, au système refleurissant de l’ordonnance, à l’édifice de l’ancien régime restauré, remis à neuf, ce code a consenti à superposer le jury, comme on superpose un toit d’un certain style à un édifice d’un style différent : un toit de pagode à une tour du XIIIe siècle.

Il était bien clair que le professionnel, le magistrat, redevenu puissant comme il l’était sous l’ordonnance, que le magistrat du ministère public surtout, infiniment plus fort, plus hiérarchisé, plus centralisé que jadis ; il était bien clair, dis-je, que ce magistrat aurait pour le juré un sentiment d’extrême méfiance ; que, maintes fois gêné, contrecarré par lui, il ferait un effort constant pour l’éliminer, pour débarrasser l’édifice ancien, solide et renforcé, du toit étrange dont on avait obligé l’Empereur à l’affubler.

Ainsi, depuis l’Empire, s’est produit, accentué, accéléré avec des vitesses qui depuis quinze ans n’ont fait que s’accroître, le mouvement de « retour à l’ordonnance », retour au secret de la procédure, retour à la toute-puissance des magistrats professionnels.

Encore 2 932 affaires à enlever au jury (les 2 932 affaires qu’on lui a laissées en 1891), et l’ordonnance de 1670 l’aura définitivement emporté. Or, et c’est ceci surtout que nous voulons dire et établir, malgré le coup terrible que le code de 1808 avait porté aux idées de la Constituante, jamais un tel « retour à l’Ordonnance » n’aurait pu se produire, jamais les parquets ne fussent parvenus à l’élimination presque totale du jury, jamais même l’instruction préparatoire secrète, si désastreusement réorganisée par le code de 1808, n’eût pu résister à l’assaut, des idées libérales, si au désir de la magistrature de reprendre tous ses pouvoirs n’eût correspondu chez la plupart des Français le dégoût des obligations du « concours civique », la volonté ferme de s’y soustraire dans toutes les occasions.