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continuelle du nombre des délits impoursuivis parce que leurs auteurs n’ont pu être découverts.


Et le rapport de M. le garde des sceaux indique que le nombre des affaires impoursuivies, de 201 362 en 1880, atteint en 1892 le chiffre de 283 688. — Il est clair qu’en matière de poursuites criminelles, la plus réelle économie serait celle qui consisterait à ne pas poursuivre du tout ! Comment des pratiques auxquelles on reconnaît d’aussi dangereuses conséquences peuvent-elle avoir des défenseurs ? et quels argumens invoque-t-on pour les justifier ?

Avant tout, l’argument d’économie. Il est curieux de voir depuis quelques années qu’il est toujours question d’économies importantes et ingénieuses dans les frais de la justice criminelle. La France paie très cher ses armées et ses flottes, ses grands travaux publics ; mais elle est, paraît-il, tenue à des économies de « bouts de chandelles » et d’un caractère particulièrement dangereux quand il s’agit de l’administration de sa justice criminelle[1]. C’est par économie qu’on correctionnalise, et la juridiction qui tend à devenir la juridiction universelle est avant tout l’idéal de la justice à bon marché.

Mais un argument d’un autre ordre est invoqué aussi en faveur de la correctionnalisation. Elle est, suivant M. Tarde, un expédient destiné à « échapper au jury, à rétrécir son périlleux domaine. »

Si le jury constitue une juridiction « périlleuse, » il y aurait lieu peut-être de le supprimer ouvertement, ou de lui faire subir de profondes réformes. Eliminer ou remanier le jury, c’est là une opinion qui a ses partisans. Etendre ses pouvoirs au contraire, c’est une autre opinion nette que Gambetta[2] a soutenue en 1875. Mais pourquoi laisser intactes des lois avec lesquelles on ruse, qu’on enfreint par des expédiens ? Pourquoi cet arbitraire qui confond toutes les règles de la compétence, qui permet par exemple que deux crimes commis dans des circonstances identiques, aillent, l’un au tribunal correctionnel, l’autre à la Cour d’assises, suivant le gré du parquet ?

On ne peut expliquer un état de choses aussi illogique que par l’hésitation qu’on éprouve depuis bien des années à aborder de front les réformes profondes. On a cru suppléer à des réformes officielles par des expédiens officieux ; mais ce système empirique

  1. M. Tarde, tout récemment, a taxé ces dangereuses économies d’excessives et abusives.
  2. « Au lieu de suivre la coutume adoptée depuis soixante-quinze ans, de correctionnaliser les délits et les crimes, il serait bon de les décorrectionnaliser et de renvoyer au jury tout ce qui peut être soustrait aux juges correctionnels. » (Vifs applaudissemens.) Discours, t. IX, p. 408.