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L’oeuvre d’Augustin Thierry est comme pénétrée de l’idée de race, et trente ans durant, son effort scientifique n’a tendu qu’à faire de la race la grande ou la principale ouvrière des transformations de l’histoire[1].

À la vérité, si l’importance et la nouveauté de l’idée n’ont pas besoin d’être démontrées, la justesse en est plus contestable, et l’application historique en exige infiniment de tact, de prudence, et de générosité. Car, où commence, où finit la race ? et, tandis que pour l’historien nous en formons deux avec les Germains, qui ne sait que pour le linguiste, Germains et Gaulois, Grecs et Romains, Celtes et Slaves, nous n’en formons qu’une ? et tous ensemble, avec le Juif ou l’Arabe, une seule et la même pour l’anthropologiste ? A un autre point de vue, qui ne sent, qui ne sait le danger qu’il y aurait à diviser l’humanité en races supérieures et en races inférieures ? à chercher la raison de la supériorité des unes, de l’infériorité des autres, dans la fatalité de leurs aptitudes originelles ? à entretenir ainsi parmi les hommes des haines inexpiables, des haines de sang, des haines animales ? Que vous dirai-je encore ? que si jamais la théorie triomphait, d’intrépides logiciens en déduiraient bientôt la justification du régime des castes ? qu’elle engendre en morale la basse religion du succès ? qu’elle autorise en politique non seulement l’oppression, mais la suppression du plus faible ? Messieurs, je n’en finirais pas si je voulais énumérer tout ce que peut engendrer de conséquences monstrueuses une maladroite interprétation de la théorie des races ; et c’est pourquoi je m’empresse d’ajouter qu’après l’avoir appliquée le premier, nul n’en a mieux su qu’Augustin Thierry éviter les dangers.

Il avait, je vous l’ai dit, l’âme ardente et naturellement pitoyable aux opprimés, et c’était une raison pour le détourner de croire légèrement à la supériorité des vainqueurs. Il n’est même pas habituellement éloigné de penser que les vaincus peuvent représenter, et ont souvent représenté, non seulement la cause de la justice et du droit, mais la cause encore de la civilisation. Mais ce qu’il a surtout bien vu, c’est que, d’une manière générale, si l’action de la race était prépondérante, pour ne pas dire toute-puissante, à l’origine des civilisations, l’objet propre de la civilisation était de réduire ou d’annuler l’influence de la race. De même en effet que, pour chacun de nous, le progrès consiste à se dégager des servitudes physiologiques dont nous sommes en naissant les esclaves, de même il a bien vu que la civilisation consistait pour les peuples à s’affranchir en avançant en âge de la fatalité de leurs instincts originels. Il a reconnu que, dès le VIe siècle de notre ère, « le

  1. Son frère, Amédée Thierry, a été son premier disciple ; et on ne saurait assez dire ce que Taine et Renan leur ont dû à tous deux.