Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/463

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se réserver pour un meilleur avenir, mais les hommes politiques, surtout lorsqu’ils sont devenus bon gré mal gré chefs de parti, ne sont pas toujours libres de suivre leurs préférences. M. Bourgeois, il y a neuf mois, a été accusé de désertion par les radicaux, et de trahison par les socialistes. Les mots les plus durs ont résonné à son oreille. Sans doute il en a fait exactement le cas qui convenait ; il a trop d’esprit pour se laisser émouvoir plus que de raison par ces injures éphémères ; toutefois, il ne pouvait pas sans inconvénient s’y exposer de nouveau. Il y aurait eu, tranchons le mot, quelque chose de ridicule pour lui d’échouer une fois de plus dans la tâche qui lui était confiée. Eh quoi ! le chef d’un parti aussi présomptueux, aussi arrogant, aussi agressif, aussi malfaisant que le parti radical, aurait avoué derechef son irrémédiable impuissance à gouverner ! Cette récidive était inadmissible. Il fallait tout risquer plutôt que d’encourir la responsabilité d’un pareil échec. M. Léon Bourgeois a jugé qu’il ne pouvait plus se dérober, et, peut-être avec quelque scepticisme intérieur, il a fait un ministère radical, le plus homogène que nous ayons jamais eu, qu’aucune tâche ne dépare dans sa coloration uniforme, et qui serait vraiment un gouvernement, — un mauvais gouvernement bien entendu, — s’il avait une majorité ; mais en a-t-il une ?

Au mois de janvier dernier, quelques jours avant d’être mis en demeure de prendre le pouvoir, à la fin d’une séance qui s’était prolongée jusqu’à une heure avancée de la nuit, M. Léon Bourgeois a demandé subitement la parole, et il a exposé tout une méthode de gouvernement qui n’était autre chose que la concentration républicaine. Hors de la concentration, point de salut ! Est-ce à dire que M. Bourgeois considérait que tous les républicains, quels qu’ils fussent, pouvaient entrer indifféremment dans une majorité gouvernementale ? Il était loin de le penser, il prononçait nettement l’exclusion des socialistes. Une telle déclaration devait produire un vif émoi sur les bancs de ces derniers. — Est-ce que, par hasard, a demandé une voix, vous nous excluez de la République ? — Non, a répondu M. Bourgeois, mais seulement d’une majorité capable de soutenir un gouvernement. — Ce petit dialogue, malgré son intérêt, est presque oublié aujourd’hui, car tout s’oublie vite au temps où nous sommes ; les hommes changent trop rapidement pour que rien puisse faire sur eux une impression durable ; enfin les gros mots s’accumulent sur ceux qui sont simplement expressifs, et les écrasent sous le nombre. Il n’est pas moins vrai que M. Bourgeois repoussait naguère les voix des socialistes : que ferait-il aujourd’hui si elles lui manquaient ? Il en a le besoin le plus strict, le plus absolu, le plus indispensable. Le jour où elles lui feraient défaut, la composition même de son ministère le condamnerait à une chute immédiate. Il est condamné à vivre, sinon pour les socialistes, au moins par eux, et son sort dépend du plus ou moins d’exigences qu’ils manifesteront. On