Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/461

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et, bien qu’il y ait toujours eu de la surprise et de l’équivoque dans ces votes destructifs, leur répétition avait jeté une grande incertitude sur l’avenir. Le pays se demandait, on l’a cru du moins, si ces radicaux, si habiles à détruire, si forts pour démolir, seraient également habiles et forts pour gouverner. Ils parlaient sans cesse de réformes à faire, et ils dénonçaient l’impuissance du parti modéré. On se demandait quelles étaient précisément ces réformes dont il était si souvent question, et dont la séduction sur la foule devenait d’autant plus grande que les linéamens en restaient plus confus. Chacun pouvait y loger ses espérances, ou ses fantaisies particulières. Peu à peu l’opinion s’accréditait qu’il y avait vraiment des réformes à faire, urgentes, indispensables, impérieuses, mais que les modérés étaient incapables de les opérer. Il était à craindre que cette opinion ne se propageât toujours davantage, et quelle n’eût une influence funeste sur les élections qui auront lieu au printemps de 1898. Les radicaux et les socialistes ne cessaient de répéter que les modérés ne pouvaient, ne savaient rien faire : eux seuls possédaient la véritable panacée avec la manière de s’en servir. Ne fallait-il pas, un jour ou l’autre, les mettre en demeure d’en fournir la preuve ? On a cru le moment venu, on les a appelés au pouvoir. Nous l’avons regretté parce que, si courte que soit l’expérience, elle risque d’avoir de très funestes conséquences au dedans et au dehors ; mais, puisqu’elle est commencée, nous souhaitons qu’elle soit complète et définitive. Si le parti radical est, comme il s’en est fait fort, capable de réaliser son programme et de gérer nos affaires, qu’il le montre ; s’il ne l’est pas, qu’il le montre encore, et nous serons, sans doute, débarrassés de lui pour toute la suite de la législature. Il restera encombrant, mais il cessera d’être menaçant.

Le chef du nouveau ministère, M. Léon Bourgeois, est un homme intelligent, personnellement sympathique, dont les interventions à la tribune ont toujours été discrètes, rarement efficaces, quelquefois adroites, et qui, sorti de l’administration dont il a parcouru tous les échelons avec une rapidité trop grande pour qu’on puisse le regarder comme un administrateur de carrière, est entré jeune dans la politique, où il a occupé tout de suite une place très en vue, bien qu’il n’y ait jamais joué un rôle important. Depuis plusieurs années déjà, il est considéré comme le plus ministrable des radicaux, et il est devenu le chef nominal du parti, sans qu’on puisse dire ce qu’il a fait pour cela. Sa principale qualité, celle qui l’a mis hors de pair dans son parti, est que, s’il a adopté le programme, il n’a jamais montré le tempérament radical. Il est très éloigné d’être un sectaire. C’est un homme de conciliation et de transaction. Il est venu trop tard dans un monde parlementaire déjà trop rajeuni. Il aurait été autrefois un très bon président de ministère de concentration républicaine, à base radicale s’il