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Spencer faisait l’essai de ses talens de versificateur ; sans pressentir encore très clairement la destination où il les emploierait. A Oxford enfin, au moment où y arriva Thomas Lodge, John Lily, bien qu’à peine âgé de vingt ans, s’était acquis déjà une considération spéciale. »

Aussi le jeune Lodge ne manqua-t-il pas de subir, dès lors et pour toujours, l’influence de Lily. Dans tous les genres où il s’essaya, à travers toutes les péripéties de sa longue carrière, il resta un euphuiste, c’est-à-dire en somme quelque chose comme un parnassien, sacrifiant volontiers à la pure élégance de la forme tout souci de naturel et de simplicité. Avec cela un des hommes les plus instruits de son temps, connaissant à fond les littératures classiques, et si versé dans les langues modernes qu’il pouvait écrire des vers en français, en italien, et en espagnol.

Ayant obtenu, en 1577, son diplôme de bachelier ès arts, il quitta Oxford pour venir à Londres, où il exerça d’abord, croit-on, le métier d’avocat. En 1579 il perdit sa mère, qui lui légua presque la totalité de sa fortune, à la condition expresse « qu’il poursuivrait ses études » et « serait tel que doit être un bon étudiant. » L’excellente dame entendait-elle par la que son fils aurait à courir les cabarets, et à faire des dettes, suivant l’usage général des « bons étudians » du temps ? Toujours est-il qu’en 1581 Lodge se plaignait de la « longue détresse » qui paralysait son imagination, et que nous le voyons, en 1584, mettre au jour une Alarme contre les Usuriers, petit pamphlet en prose d’une verve très acre et d’un réalisme très poussé, où se sentent à chaque ligne une expérience et des griefs personnels. Il y raconte l’histoire d’un jeune homme plein des plus brillantes qualités, qui, au sortir de l’Université, vient à Londres pour pratiquer le droit, et que la rencontre de mauvais compagnons entraîne peu à peu au dernier degré de l’ignominie.

En même temps que ce pamphlet, Lodge publiait deux autres ouvrages : un roman en prose et en vers, l’Histoire délectable de Forhonius et de Prisceria, imitation évidente de la Mamillia de Greene, et un poème satirique, Les plaintes de la Vérité sur l’état de l’Angleterre. Mais la première de ses œuvres vraiment intéressantes est son poème des Métamorphoses de Scilla, composé sans doute vers 1586. C’est l’essai d’un genre nouveau, une sorte d’épopée romantique, appliquant aux vieux sujets de la mythologie grecque une forme toute moderne, débordante de lyrisme et de fantaisie. Il était d’ailleurs réservé à Lodge d’inaugurer ainsi dans la poésie anglaise plusieurs genres, dont de plus grands artistes, après lui, allaient tirer un parti plus heureux. Celui qu’il inaugurait dans ces Métamorphoses de Scilla eut une fortune particulièrement prompte : il fut repris dès l’année 1593 par Shakspeare, dont le délicieux poème, Vénus et Adonis, non seulement rappelle le caractère général du poème de Lodge, mais en parait même directement imité.