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siècle entier qui se déroule devant nous, le siècle le plus accidenté de toute l’histoire d’Angleterre, et dont il n’y a pas une des péripéties qui n’ait eu son contre-coup dans les lettres. De telle sorte que chacun des poètes étudiés par M. Gosse, en outre de son intérêt et de son mérite propres, nous offre encore l’expression concrète d’une époque et d’un genre spéciaux. Chacun, en s’en allant, emporte avec lui une portion de l’histoire. Et ainsi le livre de M. Gosse se trouve être, une contrepartie du troisième volume de la Littérature anglaise de Taine, où les divers auteurs nous apparaissent, comme l’on sait, presque entièrement dépouillés de leur caractère personnel, au profit de la peinture totale du milieu dont ils font partie. Dans l’ouvrage anglais, au contraire, la peinture des milieux se dégage pour ainsi dire spontanément d’une suite de portraits, dont l’auteur a eu soin seulement de choisir les modèles parmi les représentans les plus typiques des différens âges et des classes différentes de la société. Et il en résulte, sans doute, une impression générale moins précise et moins forte : mais outre qu’elle a des chances d’être par là plus vraie, nous y gagnons encore de connaître la personne et l’œuvre de ces écrivains, que le livre de Taine nous faisait imaginer comme d’abstraites entités, sentant, parlant et agissant toutes de la même manière. Ils portent tous, assurément, la marque de leur temps et de leur milieu : mais elle ne les empêche pas, au demeurant, d’avoir chacun son individualité ; elle ne les empêche pas d’être des personnes, et de vivre. Et c’est le grand mérite de M. Gosse, d’avoir voulu faire de chacun d’eux, à la fois, un type et un être vivant.

Voici d’abord un prédécesseur de Shakspeare, un des premiers représentans de l’euphuisme, le poète Thomas Lodge. Né à Londres vers 1557, il était fils d’un épicier, qui devait, quelques années plus tard, se voir anobli en qualité de lord-maire. La noblesse des Lodge, d’ailleurs, à en croire le poète, remontait plus loin, car un certain baron Odoard de Logis, mentionné par les chroniques du XIIe siècle, ne pouvait manquer d’avoir été leur ancêtre. Ni cette haute origine, cependant, ni l’anoblissement imprévu de l’épicier enrichi, ne paraissent avoir empêché le jeune Thomas d’entrer d’abord, on 1671, à l’École des Marchands Tailleurs, d’où il ne sortit que deux ans après, pour commencer de tout autres études à l’Université d’Oxford.

« Il y avait à cette époque en Angleterre, dit M. Gosse, trois écoles, ou plutôt trois tendances littéraires distinctes, dont aucune ne s’était encore révélée au grand public, mais qui déjà toutes trois préparaient des soldats pour la lutte prochaine. A la cour d’Elisabeth, Sidney, Greville, et Dyer étudiaient les chefs-d’œuvre des littératures grecque et italienne. A Cambridge, au milieu d’un cercle d’admirateurs enthousiastes,