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s’agir sinon de celui de notre raison ? Il est temps de ne plus se contenter d’une science verbale et vaine, mais d’éprouver par nous-mêmes, de vérifier par notre expérience personnelle, d’éclairer de nos lumières la déposition des anciens. C’est ainsi que le trésor de leur sagesse pourra devenir notre propriété légitime. C’est ainsi que, l’union s’étant faite entre la pensée antique et la pensée moderne, on pourra bientôt comparer justement l’humanité tout entière à un même homme qui vivrait toujours en apprenant sans cesse.

Les habitudes de la pensée de Montaigne sont devenues celles mêmes de notre littérature classique, et, pour la partie morale, cette littérature date des Essais. Elle aussi chez les moralistes, chez les prédicateurs, chez les écrivains de théâtre, elle aura pour instrument l’analyse, pour objet la connaissance de l’homme pris dans ses caractères généraux. Elle se pliera au joug de la raison. Elle aura avec le culte du bon sens la crainte des opinions singulières. Elle sera respectueuse de l’ordre établi, dépendante de la tradition, et se défiera des nouveautés qui ne se recommandent que par ce qu’il y a en elles de nouveau, d’inédit et d’inouï. C’est ainsi que se développera pendant deux siècles la méthode de Montaigne, s’imposant à ceux mêmes qui le méconnaissent et qui le combattent, jusqu’au jour où, le principe ayant donné sans doute tout ce qu’on pouvait en attendre et s’étant épuisé, le moment viendra d’en changer et quelqu’un devra faire le contraire de ce qu’avait fait Montaigne. Ce quelqu’un s’appellera Rousseau.

On a coutume de considérer les Confessions comme une suite des Essais. C’est une opinion qu’il faudrait corriger en remarquant que d’une couvre à l’autre il n’y a guère qu’opposition et contraste. Pour ma part, en tâchant tout à l’heure d’indiquer le caractère véritable des Essais, je le définissais par comparaison et en antithèse avec les Confessions. Dès les premières lignes nous sommes avertis. « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. » Cette emphase sonne étrangement à nos oreilles encore tout au charme d’une parole modeste. « Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. » Montaigne ne se targuait pas de ce mérite de la différence, et il aurait eu horreur d’une si farouche solitude. « Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. » Montaigne n’était pas si sûr de lui. Il n’avait pas ces airs de provocation et de défi. Il ne mettait pas sa coquetterie dans le cynisme. C’est Rousseau qui dans son œuvre ne cherche que lui-même, c’est lui