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courage ce qui ne partait que d’insensibilité, ou peut-être à l’inverse. « Quand on juge d’une action particulière, il faut considérer plusieurs circonstances et l’homme tout entier qui l’a produite avant la baptiser. » C’est la vie intérieure qui donne à l’autre sa signification et son prix. Mais ici nul regard ne pénètre que le nôtre, et notre témoignage est seul recevable. Nous n’atteignons directement que nous seuls. Et qui veut saisir la réalité elle-même, aperçue sans intermédiaire dans la continuité vivante de son développement, n’a d’autre recours que celui de l’observation intérieure. Cette étude est la seule qui ne trompe pas et d’où nous puissions rapporter des documens dont on ne contestera pas la valeur. Car le monde est plein de gens qui nous font des contes de pays où ils ne sont pas allés ; mieux feraient-ils de nous entretenir d’un coin de cette terre si petit qu’il fût, mais qui fût leur coin familier. « Il nous faudrait des topographes qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont été. Mais pour avoir cet avantage sur nous d’avoir vu la Palestine, ils veulent jouir du privilège de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudraye que chacun écrivist ce qu’il sçait, et autant qu’il en sçait non en cela seulement, mais en tous autres subjects. » Parti du désir d’embrasser la connaissance de toute l’humanité, Montaigne est ramené à se replier sur lui-même.

Son livre lui est ici d’un grand secours ; et, à vrai dire, c’est à quoi il lui sert, c’est à mener cette enquête qu’il fait sur son propre compte. Cherchant à se peindre pour autrui, il est obligé de se peindre d’abord à ses propres yeux et de démêler avec plus de netteté qu’il n’avait fait les traits de sa physionomie. Il y a en lui toute sorte d’idées mal débrouillées, d’aspirations encore confuses, de remarques restées vagues ; il en prend peu à peu conscience et fait le jour dans ces ténèbres. Au cours de ce travail qu’il opère sur lui il devient, par là même et par suite, différent. L’auteur se modifie à mesure que son livre s’avance, en sorte qu’on ne sait s’il l’a davantage composé à sa ressemblance ou s’il ne s’est plutôt modelé sur lui. « Je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict. Livre consubstantiel à son autheur. » Ils ont vécu de compagnie. Montaigne s’est envieilli depuis le jour où il avait commencé de se prendre lui-même pour objet de ses méditations. « Ce n’a pas été, nous dit-il, sans quelque nouvel acquest. J’y ay pratiqué la colique par la libéralité des ans. » Il y avait gagné quelque autre chose encore. Nous pouvons en juger. Et ce serait ne pas comprendre les Essais que de n’y pas apercevoir le progrès qui s’y fait dans la pensée du moraliste. L’ouvrage a été composé peu à peu, les deux premiers livres d’abord, auxquels s’en est venu ensuite ajouter un troisième ; les chapitres se sont enflés de remarques ou de citations nouvelles, des passages ont été remaniés, des phrases refaites,