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sans secousse au moment qui décide lui seul de tout ? A tous ces problèmes de la vie pratique nul n’a cherché la réponse avec plus d’ardeur et de patience que Montaigne. Il s’est adressé à tous ceux qui pouvaient lui apporter quelque utile renseignement, il a varié et multiplié l’information. Il interroge ceux que le hasard met sur sa route et fait parler ceux qui passent près de son château. Il a chez lui un homme qui a demeuré dans la France antartique, et par son intermédiaire il lie conversation avec plusieurs matelots et marchands qui l’avaient accompagné dans ce voyage. Ce lui est un moyen de s’enquérir des coutumes de pays que nous tenons pour barbares et de les comparer avec les nôtres. Y a-t-il dans le voisinage quelque phénomène autour duquel s’attroupent les badauds ? il suit la foule. Il recueille les anecdotes qui courent le pays, et dans le récit qu’on lui en fait tâche à démêler quelque signification morale. C’est le même soin qui le guide à travers ses lectures. De là vient son goût pour les historiens et pour ceux-là surtout qui, tels qu’un Plutarque, se sont attachés moins à reproduire l’appareil extérieur des événemens et à décrire le décor, qu’à enregistrer ces traits par où se découvre l’intérieur de l’homme. « Les historiens sont ma droitte bale : car ils sont plaisans et aysés ; et quant et quant l’homme en général de qui j e cherche la connaissance, y paroist plus vif et plus entier qu’en nul autre lieu. » La connaissance de l’homme en général, tel est bien en effet le but qu’il s’est proposé. Et celui qui nous confesse qu’il n’a que lui pour visée à ses pensées, est le même qui définit avec précision et d’un mot le sujet de son étude. Ce sujet, c’est l’homme.

Mais les rapports des historiens, les récits des voyageurs, les dépositions des témoins, ce ne sont pour qui veut connaître l’homme que de bien insuffisantes ressources. Tous les jugemens qui se font des apparences externes sont merveilleusement incertains et douteux. Nous nous formons une opinion sur un homme d’après quelques traits que nous connaissons de sa vie ; nous introduisons dans cette vie une unité factice et qui n’existe que dans notre esprit ; nous faisons dépendre toutes ses actions de quelques principes, toujours les mêmes, et de deux ou trois facultés dominantes ; mais au contraire c’est la loi de notre nature d’être ondoyante et diverse, et d’offrir des aspects toujours différens. « Pour juger d’un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace. » Cela ne suffit pas et encore faudrait-il pénétrer jusqu’aux mobiles qui inspirent la conduite de chacun et donnent à des actes, les mêmes en apparence, une signification tout opposée. C’est une remarque que nous avons faite bien des fois. On nous a fait honneur de mérites que nous n’avions pas et d’intentions dont nous ne nous étions pas avisés, on a rapporté à notre prudence ce qui était un effet du hasard, on a mis sur le compte du