Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/439

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se soutenir, bien entendu, mais qui a chance en outre d’être voisine de la vérité. Regardons-y à notre tour. Montaigne a parlé maintes fois de son père avec la tendresse la plus respectueuse et la reconnaissance la plus émue. S’il ne nous a rien dit de sa mère, on peut le regretter sans aller jusqu’à voir dans ce silence la preuve d’une exceptionnelle sécheresse de cœur ; c’est qu’il n’attribuait que peu de part à l’influence de la femme dans la formation intellectuelle et morale de l’homme, étant d’avis « qu’une femme est assez savante quand elle sait mettre différence entre la chemise et le pourpoint de son mari. » Pour ce qui est de la fidélité conjugale, il ne se pique pas de l’avoir toujours observée ; ou plutôt il tient à ce que nous sachions le contraire. Cela ne l’a pas empêché d’être un bon mari. Il savait gré à Mlle de Montaigne d’être une ménagère entendue et une bonne femme. « Il n’en est pas à douzaines, comme chacun sait, et notamment aux devoirs de mariage. » Il a eu pour elle mieux que de l’estime. Il lui donne le titre d’être sa meilleure amie, lui qui entendait plus qu’aucun autre à ce nom d’ami. Et quand il nous peint cette douce société de vie qu’est le mariage fondé sur l’amitié, nous pouvons croire que cette fois encore c’est son histoire qu’il nous conte. La façon dont il nous dit qu’il a perdu en nourrice deux enfans ou trois, sans se bien souvenir du nombre, ne laisse pas que de nous choquer ; mais c’est que la fibre paternelle est devenue chez nous extraordinairement sensible, sans d’ailleurs qu’il soit prouvé par là que les parens d’aujourd’hui fassent leur métier beaucoup mieux que ceux d’autrefois. Montaigne ne s’est pas désintéressé de l’éducation de sa fille ; il y a appliqué les mêmes principes de douceur dont il avait lui-même éprouvé le bienfait. Enfin on a tout dit sur son amitié pour la Boëtie ; et ce pouvoir de mourir à soi-même pour vivre en autrui n’est certes pas d’un égoïste. Il reste cette affaire de la peste de Bordeaux ; Montaigne se trouvait hors de la ville, en bon air ; il jugea inutile de rejoindre son poste et de s’exposer à la contagion. Nous n’avons garde de l’en excuser. Encore est-il juste de tenir compte de la différence des temps ; ce qui d’après nos idées actuelles passerait pour trahison n’étonna ni ne scandalisa personne. Le contraire eût été tenu pour marque d’héroïsme. Montaigne ne se donne pas pour un héros : « En quelque manière qu’on se puisse mettre à l’abri des coups, fust-ce sous la peau d’un veau, je ne suis pas homme qui y reculast. » Cette attitude évidemment n’est pas la plus relevée qui se puisse concevoir. Mais la peur des coups est à l’homme un instinct naturel. Montaigne ne prétend pas être au-dessus de la moyenne. De même qu’on lui ferait trop d’honneur en lui attribuant le mérite, dont au surplus il ne se souciait pas, d’une extrême sensibilité, de même il n’a guère dépassé la mesure au delà de laquelle l’égoïsme devient un défaut qu’on remarque.