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guère au delà de la main d’une héritière, et vous vous convaincrez que, si Vernouillet semble un assez mésestimable drôle, nous sommes loin avec lui de l’audacieux et redoutable corsaire de la finance et de la presse qu’il était permis de rêver. L’auteur a entrevu l’œuvre à faire ; il a passé à côté.

Quelques années auparavant, dans les Lionnes pauvres, il avait, de la même manière, laissé perdre un admirable sujet. L’erreur apparaissait alors si flagrante qu’il en eut conscience, et jugea à propos de s’excuser par une dizaine de lignes de préface qui, si elles n’expliquent pas grand’chose, jettent cependant un jour assez intéressant sur l’état d’esprit et les préoccupations d’un professionnel du théâtre : « La peinture de la dépravation graduelle de Séraphine nous a paru aussi dangereuse que tentante. Nous avons craint que le public ne se fâchât tout rouge à la transition de l’adultère simple à l’adultère ; payé. Cette peinture ne présentant d’ailleurs qu’un intérêt psychologique, il nous a semblé que ce côté de notre sujet pouvait être traité suffisamment en récit, et nous l’avons placé dans la bouche de Bordognon, le théoricien de la pièce. Une donnée aussi scabreuse ne pouvait passer que par l’émotion ; et l’émotion ne pouvait être obtenue que par la situation du mari ; c’est donc là que nous avons cherché la pièce. » Et c’est en effet avec Pommeau, avec son honneur, son amour et sa douleur qu’est fait le drame, drame lugubre et pitoyable peut-être, très adroitement machiné pour le succès, surtout à une époque où l’époux trompé sympathique est devenu un personnage consacré à la scène, mais drame sans aucune portée générale, sans autre valeur esthétique que celle résultant du spectacle de misères presque physiques. Séraphine, elle, n’arrive qu’au second plan ; une série de tableaux de mœurs, brillamment enlevés, nous montrent bien les complications et les accidens de sa laborieuse existence, dans son intérieur, en soirée, chez la marchande à la toilette, dans le coupé de louage où elle manque d’être surprise avec son amant ; en réalité, nous ne savons rien de ce qui concerne les dessous de cette âme mystérieuse et monstrueusement a-morale qui n’aime personne, en qui on ne trouverait pas un atome de sensibilité, pas même de sensualité, et pour qui la vie entière paraît se résumer dans la joie passionnelle, et maladive jusqu’à en être terrible, d’attacher à sa robe un coupon de dentelle de trois mille francs. Une seule fois, à la fin du quatrième acte, dans la scène tragique des explications avec Pommeau, elle se révèle par un cri : « Je ne veux pas être pauvre ! » Le mot, d’une concision odieuse, a par cela même grande allure dans la situation où il se place ; mais il constitue