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dix lignes très dures contre Louis Veuillot, sous le nom de Déodat, provoquèrent un scandale, des ripostes violentes, des polémiques de presse, la publication d’une série de brochures, et enfin, à diverses reprises, l’intervention de la police des théâtres. Ce soulèvement de passions politiques à propos d’une couvre de littérature lui fut plus utile que fous ses mérites littéraires réunis.

On commenta à outrance le caractère et les professions de foi de Giboyer. On rappela les noms de Beaumarchais et de Figaro ; et plusieurs scènes, plusieurs répliques prêtaient, il est vrai, à un rapprochement. Malgré certaines réminiscences, doit-on chercher de ce côté la filiation du personnage ? Nous croirions plutôt à la descendance qu’indiquait Prevost-Paradol, quand il parlait de « ce grand philosophe politique, vil auteur de biographies, démocrate convaincu et insulteur stipendié de ceux qui pensent comme lui, écrivain infâme et père sublime, appartenant en somme à cette famille de vertueux criminels et de saintes prostituées, qui croît et multiplie depuis une trentaine d’années sur la scène et dans le roman ». Giboyer en effet, — et c’est par là qu’il mérite d’attirer l’attention, — s’affirme bien comme un pur héros à la mode de 1830, moins le lyrisme naturellement, moins la poésie, moins le panache ; il s’exprime en prose au lieu de parler en vers ; il porte le vêtement moderne en place du pourpoint. Cela ne l’empêche pas d’avoir dans les veines tout le sang de Marion de Lorme ou de Triboulet. « Étrange garnement ! C’est la courtisane qui gagne la dot de sa fille », s’écrie en le désignant le marquis d’Auberive. Grâce à ce romantisme édulcoré, embourgeoisé, abâtardi, l’auteur flattait une fois de plus, avec un merveilleux instinct, les aspirations secrètes de son temps.

En 1862, le romantisme n’avait plus à être acclimaté chez nous ; il y était universellement admis, à condition surtout qu’on le présentât sous des formes suffisamment atténuées. D’un autre côté, par une ironie supérieure, la sourde montée des doctrines révolutionnaires lui fournissait alors un nouveau terrain d’action et un regain d’actualité. Lui qui, d’abord, par le choix de ses sujets, par son amour du moyen âge, par les opinions de ses représentans, était apparu comme une protestation contre l’œuvre de 1789, il se trouvait peu à peu, par ses tendances ultra-individualistes, en conformité parfaite avec les meeurs et les idées nouvelles les plus avancées. Hernani, le bandit sympathique, était devenu Jean Valjean, le forçat respectable ; le premier tenait la campagne contre les soldats du roi dans le noble dessein de venger son père ; le second volait avec effraction pour nourrir sa belle-sœur et ses neveux. Lucrèce Borgia, adultère, inceste et empoisonneuse,