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et qui constituent la principale clientèle des théâtres. De ceux-là, il partagea instinctivement les croyances et les préjugés. Son génie moyen s’adapta exactement aux aspirations de ce qu’on a appelé la classe moyenne.

Cette classe moyenne, ce n’est pas ici le lieu d’en apprécier le mérite ou le démérite en soi. Quelle qu’ait été sa valeur morale et intellectuelle, elle a joué en France, depuis plusieurs siècles, un rôle historique d’une importance capitale, et il ne semblera à personne que, depuis cent ans, cette importance ait diminué. On en est venu, non sans quelque raison, à considérer son esprit comme l’esprit traditionnel français ; elle a eu sa politique, sa philosophie, son art, sa littérature. Pour ne parler que de sa littérature, on peut la juger, en son essence, d’ordre inférieur, elle se recommande néanmoins de si hauts représentans qu’il serait impossible de n’en tenir aucun compte.

Les frères de Goncourt avaient écrit jadis : « C’est un grand avènement de la bourgeoisie que Molière, une grande déclaration de l’âme du Tiers-État. C’est l’inauguration du bon sens et de la raison pratique, la fin de toute chevalerie et de toute haute poésie en toutes choses. La femme, l’amour, toutes les folies nobles, galantes y sont ramenées à la mesure étroite du ménage et de la dot. Tout ce qui est élan et de premier mouvement y est averti et corrigé. Corneille est le dernier héraut de la noblesse ; Molière est le premier poète des bourgeois. » La part étant faite de l’antipathie instinctive qui perce sous ces lignes, on est forcé de reconnaître qu’elles répondent assez à la vérité exacte. Le grand comique, dont l’admiration chez certains a pris la forme d’un culte, et qui, dans la foule demi-lettrée, ne saurait même être envisagé comme discutable, le maître du Tartufe et du Misanthrope eut d’autres qualités, au sens technique du mot, que celles que signalent ses adversaires ; mais il les eut. Et La Fontaine, et aussi Voltaire et Diderot, comme l’a montré M. Émile Faguet, les eurent également parfois à des degrés divers, et pourraient se voir appliquer les observations applicables à leur prédécesseur. Ils subissaient « l’influence du milieu » ; leur génie ne les empêchait pas d’en conserver l’empreinte.

Sans génie, malheureusement, et sans jamais, comme ses devanciers, avoir pu s’élever au grand art dans une seule pièce, dans une seule scène, Émile Augier continua la tradition. Il la continua, grâce à son esthétique, toute de transitions et de compromis entre des genres en apparence inconciliables, faisant du vaudeville de mœurs dans le Gendre de M. Poirier, du théâtre bourgeois-romanesque dans l’Aventurière, du berquinisme sati-