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de la langue du xviie siècle qu’il lui arriva de faire dire à une femme : « Je me tiens coi »[1], au lieu de « je me tiens coite », ce qui est inharmonique, mais du moins correct.

L’Aventurière, qui réussit pleinement et est depuis demeurée au répertoire, ne révélait pas un tempérament beaucoup plus original dans le fond ni dans la forme. Le fond, c’était l’apologie des bonnes mœurs et de la vie de famille, la satire de la courtisane, le conseil donné aux vieillards de prendre garde aux amours tardives, et, brochant sur le tout, dans un amalgame bien étrange, quelques réminiscences sentimentales de Victor Hugo et d’Alfred de Musset[2] ; la forme, c’était, pour la contexture générale de l’œuvre, une imitation sans légèreté ni fantaisie des comédies romanesques à la manière du même Alfred de Musset ; c’était, pour le style, un nouvel exemplaire de cette pesante et inerte prosodie néo-classique qu’Émile Augier a maniée comme personne.

Gabrielle continua la série. On la joua dans les dernières semaines de 1849. Soit que le public fût véritablement las du romantisme et de ses outrances, et que la pièce ait profité d’un de ces instinctifs mouvemens de réaction violente par où procèdent les foules ; soit que ces cinq actes, essentiellement moraux et moralisateurs, aient bénéficié de la crise de vertu qui accompagne toujours en France l’éclosion du régime républicain, Gabrielle fut un triomphe. Cette tragédie bourgeoise, selon les rêves de Diderot et de Mercier, semble remarquable surtout par une harmonieuse combinaison de toutes les qualités négatives que peut contenir un morceau de littérature ; elle est en outre écrite dans un indicible jargon ; elle n’en enchanta pas moins les spectateurs de l’époque ; si elle eut à subir les réserves assez timides de quelques critiques, elle reçut de la plupart les louanges les plus enthousiastes ; le suffrage du parterre fut encore corroboré et consacré par l’Académie française ; l’auteur, à vingt-neuf ans, passait maître, presque chef d’école.

La gloire oblige. Mais, peut-être, Émile Augier s’exagéra-t-il les obligations auxquelles le contraignait sa rapide et victorieuse carrière. Aussitôt après le Joueur de flûte, une bluette anodine dans le genre de la Ciguë, et après Sapho, un livret d’opéra, il crut devoir, par un coup d’éclat, affirmer la formule des poètes

  1. Un Homme de bien, acte I, sc. II.
  2. Voir particulièrement (acte III, scène V) la tirade de Clorinde sur la pauvreté mauvaise conseillère, telle qu’elle avait été déjà dépeinte dans Rolla, et (acte IV, scène II) le couplet de Fabrice sur l’irréparable cicatrice laissée par la débauche au cœur d’un jeune homme, couplet renouvelé des célèbres imprécations de Frank, dans la Coupe et les Lèvres.