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opéra, Ondine, qui fut joué à Berlin et très applaudi. L’auteur devint célèbre du soir au matin. Il fut le grand homme que les salons se disputent, que les belles dames encensent, et la tête lui en tourna. Il dédaigna les poètes et autres pauvres diables, n’alla plus que chez les comtesses ou, à tout le moins, les présidentes.

Berlin avait alors des salons littéraires. Berlin donnait des « thés esthétiques » où l’on mangeait des tartines de beurre en écoutant des vers et en contemplant la face du génie. Hoffmann se fit contempler, ne trouva pas que ce fût aussi amusant qu’il l’avait cru, et en conçut une vive indignation. Il l’exhala en descriptions très malicieuses, mais qui devaient être ressemblantes.

Voici d’abord les jolies mondaines, qui raffolent de la littérature parce que la mode l’exige et qu’il est distingué d’avoir une opinion sur Shakspeare. Pour leur punition, madame la Présidente du Consistoire les a conviées à la lecture d’une tragédie en cinq actes. Elles sont rangées en demi-cercle, parées, héroïques, s’exerçant à avoir l’air d’écouter : « La première sourit sans penser à rien ; la seconde regarde le bout de son soulier et répète en tapinois un pas nouveau ; la troisième dort et fait évidemment de doux rêves ; la quatrième coule des regards enflammés du côté où se tiennent les hommes ; la cinquième murmure : — Divin… ravissant… sublime. »

Voici la jeune personne romantique, consumée par l’enthousiasme, dévorée par l’admiration des grands hommes. Elle se jette à la tête de Hoffmann, qui s’y laisse prendre comme un benêt : « Mina donnait en m’écoutant des signes non équivoques d’un intérêt si intense, d’une telle attention, que moi, je m’élevais de plus en plus dans les régions de la poésie transcendante. Je finis par ne plus me comprendre moi-même. Mina ne me comprenait pas davantage, mais elle manifestait un ravissement sans égal. Elle protestait qu’un de ses plus ardens désirs avait été de me connaître. Elle avait lu mes œuvres. Que dis-je ? Elle en avait pénétré le sens profond et en savait de grands morceaux par cœur. » Tandis que Hoffmann déploie ses grâces et fait la roue, un joli petit jeune homme bien mis s’approche de Mina, qui n’a plus d’yeux que pour lui et d’oreilles que pour son insipide bavardage. Le grand homme est oublié. Il essaie de se rappeler à l’attention de la jeune fille : elle s’échappe avec une moue d’impatience et ne se laisse plus rejoindre de la soirée.

Cette dame mûre, qui a intrigué pour être placée à souper auprès de la nouvelle célébrité, c’est un bas-bleu. Elle se faisait une fête de causer en confrère avec Hoffmann, mais sa joie n’a