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d’autres raisons, et il ajoutait que la question des livrets avait été la grosse pierre d’achoppement de sa carrière musicale.

Il défendait chaleureusement la doctrine de l’art pour l’art : « Je fais dater la décadence du théâtre allemand, écrivait-il en 1813, de l’époque où l’on a posé en principe que le but le plus élevé de la scène, et même son but unique, est de moraliser l’homme, et où l’on a ainsi transformé les salles de spectacle en écoles de réforme. Le comique le plus comique n’amusait plus ; on apercevait derrière chaque plaisanterie les verges du pédagogue… Les Allemands me rappellent toujours ce mathématicien qui avait été entendre l’Iphigénie en Tauride, de Gluck, et qui demandait en riant à son voisin : — Qu’est-ce que cela prouve ? — Tout doit avoir un sens en dehors de son sens propre ; tout doit tendre à un but extérieur, que l’auteur doit avoir en même temps devant les yeux. Le plaisir même ne se contente pas d’être le plaisir ; il faut qu’il procure quelque profit matériel ou moral, afin que l’utile soit toujours mêlé à l’agréable, suivant le vieux précepte des livres de cuisine. »

« Mais, objecte un interlocuteur, un simple divertissement passager est un but si mesquin, que tu en assignes assurément un plus élevé au théâtre ? »

Le personnage qui exprime les vues de l’auteur reprend avec entraînement : « L’art ne saurait avoir de but plus élevé que d’éveiller chez l’homme une impression de plaisir d’une nature particulière, de l’affranchir par là, comme on le débarrasserait d’impures scories, de tous les soucis terrestres et de l’action déprimante de la vie quotidienne, de le relever et de l’amener, joyeux et la tête haute, à la vision et presque au contact des choses divines. Eveiller ce plaisir, susciter la foi aux merveilles du pur idéal, élever l’homme à ce point de vue poétique d’où il aperçoit la vie et ses innombrables manifestations illuminées et ennoblies par l’éclat de la poésie — cela seul, à mon avis, est le véritable but du théâtre. » Le théâtre étant pris ici pour emblème de l’art en général, la page est aussi juste que noble. L’œuvre d’art moralisatrice est celle qui fait passer dans les cœurs un certain frisson, unique et combien joyeux ! que donne, et que donne seule « la vision des choses divines. »

Hoffmann devient inépuisable en théories et en réflexions dès qu’il touche au monde occulte. Il est là dans son domaine. A peine y a-t-il posé le pied, qu’on sent devant soi le vrai Hoffmann.

Il possédait un grand avantage sur le commun des romantiques allemands, (qui fabriquaient du fantastique de commande, parce qu’on avait décidé entre poètes de ressusciter le moyen âge,