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Kreisler ! — Kreisler ! — Garde à toi ! — Le vois-tu te guetter, le spectre pâle aux yeux rouges étincelans ? — Le vois-tu sortir ses griffes de squelette de dessous ses haillons pour te saisir, en secouant sa couronne de paille sur son crâne chauve et poli ? — C’est la démence ! — Tiens-toi ferme, Jean ! — Comme tu me secoues, spectre irrité… Comment fuir ?… Laisse-moi[1] ! »

D’après tout ce qui précède, la voie littéraire de Hoffmann était tracée au moment où il commença à écrire. Il ne pouvait guère faire que ce qu’il a fait.


III

Son œuvre est considérable. Elle forme douze volumes compacts, bien qu’on n’ait point recueilli les nombreux articles de critique musicale qui ne furent pour lui qu’un gagne-pain et qui n’offriraient d’intérêt — s’ils en offraient — qu’aux historiens de la musique. Parmi les ouvrages admis dans « l’édition complète, » quelques-uns, où l’influence de Jean-Paul Richter est sensible dans le tour d’esprit et dans le style, ont été composés à la louange et en l’honneur de la déesse Ironie, prônée par les Schlegel. « Il aimait sur toutes choses, disait Hoffmann de lui-même, ce badinage qui naît d’une intuition profonde de l’être… Mais vous êtes des gens sérieux et distingués, et vous n’aimez pas la plaisanterie. » Un ou deux des douze volumes excusent en vérité les « gens sérieux et distingués » d’avoir boudé certaines plaisanteries de Hoffmann. On devient philistin déterminé en face d’un « badinage » de plusieurs centaines de pages qui naît tout le temps, sans rémission, « d’une intuition profonde de l’être. » Le Chat Murr, par exemple, chef-d’œuvre de Hoffmann d’après son dernier biographe[2], est un défi effronté à la patience du lecteur le plus débonnaire. Il faudrait être la douce Micheline pour aller jusqu’au bout sans avoir envie de jeter le livre à la tête de l’auteur.

Murr est un chat philosophe qui écrit ses mémoires. Son maître ayant laissé un livre sur la table, il en déchire des pages pour se faire du papier buvard, et néglige ensuite de les retirer de son manuscrit. L’imprimeur des mémoires croit qu’elles font partie du texte, et les réflexions de Murr sur la vie ou sur l’art se trouvent ainsi entremêlées, à bâtons rompus et au beau milieu des phrases, avec des fragmens d’une histoire mélodramatique

  1. Kreisleriana.
  2. E.-T.-A. Hoffmann, Sein Leben und seine Werke, par Georg Essinger (1 vol. in-8o ; Léopold Voss, Hambourg et Leipzig, 1894).