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dont la voix avait quelque chose de langoureux. Ou bien : — Toute l’après-midi, cet insupportable basson m’a fait souffrir le martyre ; il manquait toujours sa rentrée, ou bien il était en retard. — Le basson était ***, qui avait une grosse voix de basse[1]. »

Les hallucinations des alcooliques sont presque toujours « pénibles, désagréables, agressives. » Ici encore, Hoffmann n’échappa point à la règle commune ; cependant, il n’a jamais eu les visions terrifiantes des malheureux qui se croient entourés d’assassins, de botes féroces ou immondes, qui voient couler du sang et entendent des cris d’angoisse. Les siennes étaient relativement douces. Tantôt il lui semblait « répandre dans l’obscurité une lueur phosphorescente[2]. » Tantôt, dans un salon très éclairé et plein de monde, il apercevait un gnome sortant du parquet, et refusait avec humeur d’admettre que les autres personnes ne voyaient rien. Il lui arrivait cependant d’être entouré de spectres et de figures grimaçantes, en particulier la nuit, lorsqu’il était seul, assis à sa table de travail. Ses contes fantastiques se vivaient alors autour de lui avec tant de réalisme, que l’effroi le prenait et qu’il allait réveiller sa femme. La patiente Micheline se levait, tirait son tricot, et s’asseyait auprès de son mari pour le rassurer.

Aux médecins à dire si le caractère singulier et poétique, plutôt que terrible et repoussant, des hallucinations de Hoffmann, doit être attribué à la délicatesse de son goût, qui le réduisit de plus en plus, avec les années, à ne boire que les vins les plus fins. Quoi qu’il en soit, les seules hallucinations vraiment cruelles lui venaient de la crainte de la folie, qui l’avait poursuivi depuis qu’il était en âge de penser : « Pourquoi, écrivait-il, pensé-je si souvent à la folie, endormi ou éveillé ? — Je me figure que les purgations intellectuelles peuvent agir comme une saignée. » Nous devons probablement à cette idée bizarre les nombreux détraqués que l’on rencontre dans ses récits. Chaque fou qu’il « projetait de son monde intérieur au dehors, » selon ses expressions, équivalait à une « purgation intellectuelle. » Mais il avait beau lutter, l’obsession ne le quittait pas. Il l’a dépeinte avec un accent de terreur qui remplit de compassion pour lui : « Vous ne la reconnaissez pas ? — Vous ne la reconnaissez pas ? — Regardez-la ; elle saisit mon cœur avec des griffes de feu ! — Elle prend toutes sortes de déguisemens grotesques — en chasseur noir — en chef d’orchestre — en charlatan — en ricco mercanta. — Elle frappe les cordes du piano avec les mouchettes, pour m’empêcher de jouer ! —

  1. Biographie de Hitzig.
  2. Lettre à Hitzig, du 20 avril 1807.