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cosmopolite de Goethe, avaient excité l’Allemagne à se replier sur elle-même et à ne demander qu’à son passé les élémens d’un renouvellement poétique. On ne voulait plus d’influences étrangères, de peur de retomber encore dans les imitations. On se retourna vers le moyen âge germanique, et ce fut alors une débauche de mysticisme et de fantastique. En même temps, l’ironie devenait le mot d’ordre du romantisme, pour des raisons subtiles qu’un des esthéticiens les plus distingués du parti, le philosophe Solger, a expliquées ingénieusement, sinon avec clarté. S’inspirant de la théorie platonicienne des Idées, Solger fait jaillir l’ironie du contraste douloureux entre l’Idée et les formes périssables, éphémères, sous lesquelles elle se manifeste sur la terre. Le parfait n’apparaît à nos yeux qu’en cessant d’être parfait ; il n’existe pour nous qu’en s’anéantissant, et, par une conséquence naturelle, « le mysticisme engendre l’ironie quand il abaisse ses regards vers la réalité. »

Hoffmann n’avait pas besoin qu’on lui recommandât l’ironie. Il aurait eu besoin plutôt qu’on lui apprît à parler quelquefois sérieusement. Il se fait dire, dans un de ses contes, par un interlocuteur imaginaire : « Je t’en supplie, pas de ta maudite humour, ça me coupe la respiration. » Telle de ses lettres, sans parler de ses ouvrages, vous coupe, en effet, la respiration, par exemple quand il fait part à un ami de la mort d’un oncle qu’il aimait tendrement (ce n’était pas l’oncle Otto) dans les termes que voici : « L’oncle de Berlin est devenu, comme dit Mercutio, un homme tranquille ; il est mort… »

Le fantastique le séduisait à l’égal de l’ironie, parce qu’il y était aussi dans son élément, grâce à son système d’entraînement par le vin. Il y avait une dizaine d’années qu’il se « montait » presque tous les jours, et il en était arrivé à voir des scènes irréelles qu’il n’avait plus qu’à raconter. D’après les recherches scientifiques sur l’alcoolisme, il n’est pas donné à tout le monde de tomber jusqu’aux hallucinations sans se mettre dans un état qui ne permet plus d’en faire de la littérature : « Si les illusions, dit le docteur Magnan, sont fréquentes dans l’ivresse, les hallucinations, au contraire, sont rares : certains auteurs… n’en font pas mention ; d’autres, au contraire, attribuant à l’ivresse des symptômes qui appartiennent à une autre phase de l’alcoolisme, signalent non seulement des hallucinations, mais encore des idées de suicide sous l’influence des hallucinations, des impulsions maniaques, etc. Ce n’est plus là de l’ivresse, mais bien des accidens aigus soit chez des individus adonnés depuis longtemps aux excès de boissons, atteints conséquemment de délire