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écureuil. » Il fut ballotté d’une ville à l’autre, au gré des hasards de la guerre, jouant pour les Français ou pour les Allemands sans regarder à l’uniforme, enchanté de Napoléon quand ses soldats remplissaient la salle, furieux contre lui d’avoir donné une bataille à Dresde, en pleine saison théâtrale, et découvrant alors subitement que l’empereur avait « un effroyable regard de tyran et rugissait d’une voix de lion. » Il eut quelques bons jours, et beaucoup de mauvais, connut les délices des soupers de comédiennes, les dettes, les expédions, la misère noire, en vint à inscrire dans son Journal cette note de bohème : « Vendu ma vieille redingote pour avoir de quoi dîner. » Et il demeura persuadé jusqu’à son dernier soupir qu’il avait « vécu la poésie. » Heureux homme !

L’idée d’écrire lui vint dans un des mauvais jours. Il n’était pas seul à souffrir la faim. Hoffmann avait épousé une gentille Polonaise, nommée Micheline, qui doit avoir une place d’honneur au paradis des poètes, car elle ne s’est jamais impatientée contre son mari. À cause d’elle, celui-ci fît un dernier effort dans un moment d’extrême détresse. Il offrit sa collaboration au directeur de la Gazette musicale, de Leipzig, par une lettre de 1809 où il lui racontait gaiement son histoire et finissait par lui avouer « qu’en ce moment il n’était rien, qu’il n’avait rien, mais qu’il voulait tout, sans savoir précisément quoi, et que c’était précisément là ce qu’il désirait apprendre de lui. Il ajouta qu’il lui fallait une réponse prompte, vu que la faim, et surtout celle de sa femme, lui faisait mal, et qu’il n’y avait qu’une seule chose au monde qui pût l’attrister davantage, ce serait de recevoir de l’argent qu’il n’aurait pas gagné[1]. »

Le directeur de la Gazette musicale était homme d’esprit. Il répondit à ce correspondant original de lui écrire un conte dont le héros serait un musicien plein de belles idées, mais aux trois quarts fou et tant soit peu grotesque. Le conte ne fut pas écrit ; néanmoins le conseil ne fut pas perdu. Il poussait Hoffmann du côté où il penchait. La mode du jour l’avait disposé à chercher ses sujets dans le monde des malades et du mystère, et les progrès de l’alcoolisme ne lui rendaient que trop facile de se représenter des personnages singuliers, faisant des actions de rêve.

Le romantisme allemand était devenu morbide sous l’influence des Schlegel et de Tieck. Henri Heine appelait les écrivains de leur école des « troubadours somnambules », et le nom était bien trouvé. Tieck et les Schlegel, en opposition à l’esprit

  1. Hitzig, traduction Loève-Veimars.