Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/325

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ni même le sentiment ! Mais, comme si la poésie était autre chose que la vie même du poète, ils ne savent se dégager d’aucune des trivialités de la vie quotidienne ; ils s’abandonnent même volontiers à ces trivialités, et tracent soigneusement une ligne de démarcation entre les heures de la cérémonie sacrée, à leur table de travail, et tout le reste de leur activité… Il m’est odieux qu’on mette toujours à part la vie privée, chez le poète, comme s’il s’agissait d’un personnage diplomatique, ou d’un homme d’affaires en général. On ne me persuadera jamais que celui dont la vie tout entière n’est pas soulevée par la poésie au-dessus de la vulgarité, des misérables petitesses et des conventions du monde, celui qui n’est pas à la fois ardent et grandiose, soit un véritable poète, et que sa vocation ait surgi des profondeurs de l’émotion et du sentiment. »

Vivre la poésie, c’est bientôt dit. Ce n’est pas toujours facile pour un petit fonctionnaire très pauvre, envoyé de-ci de-là au hasard des postes vacans ; Hoffmann s’en remit à sa nature d’artiste : elle le mena au cabaret. Il en eut d’abord quelque honte : « J’ai voulu m’étourdir, écrivait-il à Hippel, et je suis devenu ce que les maîtres d’école, les prédicateurs, les oncles et les tantes appellent un débauché. » Mais il reconnut promptement que ce langage était d’un ingrat, et que son instinct l’avait très bien servi. La bouteille, qui abrutit tant de gens, peut en soulever d’autres au-dessus d’eux-mêmes : « On parle souvent de l’inspiration que les artistes puisent dans l’usage des boissons fortes, — on cite des musiciens et des poètes qui ne sauraient travailler autrement (les peintres, autant que je sache, sont restés à l’abri de ce reproche). Je n’en crois rien, mais il est certain que, lorsqu’on est dans l’heureuse disposition, je pourrais dire dans la constellation favorable, où l’esprit passe de la période d’incubation à celle de création, une boisson spiritueuse imprime aux idées un mouvement plus vif. La comparaison qui me vient à l’esprit n’est pas bien noble ; mais, de même qu’une roue de moulin travaille plus vite quand le torrent grossit et augmente de force, de même, quand l’homme se verse du vin, le mouvement intérieur prend une allure plus rapide ! C’est tout de même beau qu’un noble fruit porte en lui-même de quoi régir l’esprit humain, par un procédé inexplicable, dans ses résonances les plus personnelles. »

Le tout est de savoir se griser. C’est une science comme une autre, qui exige des études et un sens délicat des rapports de la psychologie avec la physiologie. Hoffmann se flattait de la posséder à fond et de pouvoir, au besoin, en donner des leçons. C’était avec du vin, et du meilleur, qu’il accélérait la roue de son