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de l’imagination. Il soutenait que les impressions reçues dans la première enfance sont autant de semences qui germent et se développent en même temps que nos facultés mentales. Un beau jour, la fleur du souvenir s’épanouit tout à coup au fond de notre mémoire, et nous revoyons, comme par une illumination soudaine, des scènes qui n’avaient frappé que nos yeux et n’étaient jamais parvenues à notre conscience. Il expliquait ainsi comment il pouvait décrire des événemens arrivés lorsqu’il n’était qu’un nourrisson « disant ba ba ba ba et mettant ses doigts dans la lumière de la chandelle. » Son idée fait comprendre à merveille que ses souvenirs d’enfance soient quelquefois trop spirituels.

Il faut cependant admettre la réalité de deux au moins des exécutans de son concert de rêve. Sa petite tante Sophie, dont il a parlé souvent, a certainement existé. Elle avait vraiment une robe de taffetas vert ornée de nœuds roses, et bien d’autres que son neveu n’ont jamais oublié ses yeux et sa voix. Celle-là jouait du luth, instrument qui était relégué au grenier partout ailleurs que dans la famille Dœrffer, et elle en tirait des sons pénétrans, qui remuaient les auditeurs. « J’ai vu de mes yeux, dit Hoffmann, des gens graves, qui savaient écrire et compter, et encore d’autres choses avec, verser des larmes au seul souvenir du luth de mamzelle Sophie. » Lui-même avait été bouleversé, dès sa première enfance, par l’étrange harmonie qui coulait « de l’âme même » de la mignonne joueuse de luth. Cette charmante créature était la bonne fée de la maison, et son neveu l’adorait. Quand la petite tante Sophie le prenait sur ses genoux pour lui raconter des histoires ou lui chanter de sa voix pure de vieux airs berceurs, l’infinie douceur de ses regards « lui mettait une grande lumière dans le cœur. »

Sans elle, il aurait été entièrement livré au petit oncle Otto, très honnête homme, rempli des meilleures intentions, qui le rendit très malheureux et entrava son développement intellectuel en lui donnant une éducation à rebours. C’était du moins l’avis de l’élève. D’autres penseront peut-être, en lisant son histoire, que son « pédagogue » n’avait pas toujours eu tort de contrarier ses instincts.

L’oncle Otto, conseiller de justice en retraite, était un singulier petit vieux, drôlement bâti. Il avait un toupet frisé et portait une robe de chambre à fleurs. Les idées de la famille Dœrffer sur l’importance capitale de la règle et des formes s’étaient tournées chez lui en manies. Un ordre minutieux et inflexible présidait jour et nuit à ses actions. Il s’était assigné tant de minutes pour manger, tant pour jouer du clavecin ou