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d’Aurevilly, il avait obéi à « une voix qui l’appelait au-delà de l’être », mais en ayant soin, dans toute la partie de son œuvre qui compte, de s’arrêter en deçà du surnaturel, à l’extrême bord du possible, sinon du réel. Même dans ces limites, la fascination de l’au-delà n’a pas été sans danger pour l’homme, sinon pour l’écrivain. Ces mondes imaginaires, qui l’ont de si jolis jouets intellectuels, semblent devoir coûter cher à leurs créateurs, peut-être parce qu’il faut y croire soi-même à moitié, au moins pendant qu’on écrit, pour trouver les accens de sincérité et de conviction auxquels le lecteur se laisse prendre ; et cela n’arrive qu’à condition de rêver tout éveillé. L’écrivain fantastique a besoin d’être un visionnaire, et Hoffmann l’était en effet. Quand Heine disait de lui : « Sa poésie est une maladie », ce n’était pas une figure de rhétorique ; il n’ignorait pas que Hoffmann, à sa table de travail, avait des hallucinations à être saisi d’épouvante, et qu’il les cherchait, les provoquait, sachant bien que plus il aurait le cauchemar de son sujet et de ses personnages, plus son récit s’illuminerait des apparences de la vie et de la réalité.

Ce n’est jamais par des moyens inoffensifs qu’on appelle à soi les hallucinations. Hoffmann, et d’autres avec lui, ont eu recours aux poisons de l’intelligence pour voir ce que ne voient pas les cerveaux parfaitement sains. Les excitans ne leur manquaient point. Ils n’avaient que l’embarras du choix et, selon qu’ils avaient préféré l’un ou l’autre poison, leur œuvre littéraire prenait des teintes différentes. Le fantastique inspiré par le vin, ou l’alcool, n’est pas le même que celui de l’opium, et il y a des nuances poétiques qui relèvent de la pathologie. Hoffmann va nous en fournir un exemple.


I

Au siècle dernier vivait à Kœnigsberg un ménage mal assorti, où chacun faisait le désespoir de l’autre. Ils avaient dû se marier par amour, quoique l’histoire n’en dise rien, car jamais des gens en possession de leur sang-froid n’auraient eu l’idée d’associer des humeurs aussi disparates. Le mari était un joyeux compère, la femme une pauvre créature, maladive et lamentable. Le mari avait des idées romantiques sur la beauté du désordre et du décousu, la femme croyait tout perdu quand on dérangeait une épingle. Le mari pensait que les conventions sociales ont été inventées par les sots, tout exprès pour donner aux gens d’esprit, parmi lesquels il se rangeait, le plaisir de s’en moquer et de les insulter avec raffinement. La femme avait été élevée dans un