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sortie dont malheureusement il reste bien peu de chose ; mais les lettres des grands personnages de ce temps, qui nous ont été conservées parmi celles de Cicéron, et qui ne souffrent pas trop de ce voisinage, nous montrent quelle dépense on faisait d’esprit, de finesse, de bon sens, dans ces relations épistolaires, quelle connaissance on y déployait de la comédie politique, quelle pratique des hommes, quel usage de la vie. Elles n’avaient pas toutes la même destination : tantôt elles ne s’adressent qu’à une seule personne, et tantôt elles sont faites pour être lues de plusieurs. Ces dernières ont été quelquefois affichées (in publico propositœ) pour que tout le monde les pût connaître, quelquefois transcrites à plusieurs exemplaires et envoyées à divers personnages importans ; il arrive souvent aussi, pendant les momens de crise, où l’on a tant besoin d’être informé, qu’une lettre qui contient quelque nouvelle intéressante est communiquée, par celui à qui elle est adressée, aux gens de sa connaissance, passe de main en main et finit par devenir publique. C’est ce qui est arrivé sans nul doute à la plupart de celles que Cicéron a reçues ou envoyées aux approches de la guerre civile. De cette sorte de lettres, il me semble qu’on peut dire qu’elles remplissaient presque, pour un cercle restreint, l’office des journaux d’aujourd’hui[1].

Ces gens d’esprit n’étaient guère embarrassés pour écrire des lettres charmantes ; la difficulté commençait pour eux quand ils voulaient les faire partir : ils ne pouvaient employer que des moyens coûteux ou incertains. Dans les grandes maisons, il y avait des esclaves dont la fonction consistait à porter les lettres de leur maître : on les appelait tabellarii. Ils faisaient quelquefois de fort longs voyages. Cicéron en envoya un tout exprès de Cilicie à Home pour remettre au sénat un rapport sur ses exploits militaires et demander qu’on lui décernât le titre d’imperator ; mais c’était une dépense qui ne pouvait pas se renouveler souvent. D’ordinaire les tabellarii portaient les lettres à de petites distances ; quand il s’agissait d’un long voyage, il fallait user d’autres procédés : on employait alors ce que chez nous, quand

  1. Il y a eu aussi un moment, en France, avant la création des journaux, où les lettres en ont tenu lieu. Quand Charles VIII fut parti pour la guerre d’Italie, beaucoup de gens, surtout à Paris, étaient mécontens et inquiets ; de mauvais bruits circulaient sur la situation de l’armée. Pour y répondre, le gouvernement eut l’idée de faire imprimer des « extraits de lettres envoyées de l’ost de la guerre de Naples », et de les répandre dans les principales villes du royaume. Il est naturel que ces feuilles volantes, imprimées en caractères gothiques, et qui se vendaient dans les rues, aient été en grande partie détruites. On en a pourtant conservé quelques exemplaires, soit à la Bibliothèque nationale, soit à celle de Nantes, qui ont été publiés par M. de la Pilorgeric. Il s’en trouve aussi dans l’admirable bibliothèque de M. le duc d’Aumale, à Chantilly, et M. Picot les a mentionnées et quelquefois transcrites dans son catalogue.