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fini par prendre la forme d’une compilation historique en cinq gros volumes, si bourrée de faits, si documentée, et d’une érudition si solide, que Ranke lui-même, après en avoir blâmé l’esprit et réfuté les conclusions, félicitait M. de Sybel de l’excellence de la méthode qu’il y avait employée.


Mais tout en apprenant de Ranke, à l’université de Berlin, cette partie technique de son art, Sybel paraît avoir dès lors compris d’une autre façon que son maître le rôle et la portée de l’histoire. Voici, en effet, deux des sujets de thèses qu’il choisit, lorsqu’il eut à subir, en 1838, l’examen du doctorat : il se fit fort de démontrer que « la destinée des nations dépendait des personnalités, et non point des circonstances », et que « le devoir de l’historien devait être d’écrire l’histoire cum ira et studio. » C’était, on le voit, une doctrine nouvelle, substituant le culte de la personnalité à la théorie de Ranke sur l’évolution spontanée de l’idée, et subordonnant l’étude du passé aux nécessités du présent.

Deux ans après, on 1840, Sybel fut autorisé à faire un cours libre d’histoire à l’université de Bonn. L’ouvrage qu’il publia l’année suivante, une Histoire de la Première Croisade, mais surtout sa Formation de la Royauté en Allemagne, parue en 1844, contiennent déjà le développement des idées que présentaient en germe ses thèses de doctorat. Le jeune historien s’est efforcé d’y prouver l’influence prépondérante des personnalités sur le cours des faits. Il a mis en relief le rôle joué par Bohémond de Tarente dans la première croisade, cherchant à dépouiller, au profit de ce héros méconnu, Pierre l’Ermite et Godefroid de Bouillon de la gloire séculaire qui s’est attachée à leurs noms. Et avec plus de force encore il a combattu la doctrine de Grimm, suivant laquelle l’évolution historique de la race allemande se serait accomplie d’une façon spontanée et ininterrompue. C’est à l’action personnelle de certains chefs germaniques et des empereurs romains qu’il attribue la première formation de la royauté en Allemagne.

Et déjà, à cette époque, Sybel avait clairement (affirmé son intention d’écrire l’histoire cum ira et studio. En collaboration avec un de ses collègues il avait publié une sorte de pamphlet : La Sainte Tunique de Trêves et les vingt autres tuniques sans couture, où, sous prétexte d’histoire, il attaquait le parti ultramontain de la façon la moins déguisée.

Il menait d’ailleurs à Bonn une vie laborieuse et tranquille. « Il ne faut pas croire, nous raconte-t-il lui-même, que nous fussions du matin au soir plongés dans nos livres. Les divertissemens ne nous manquaient point. Nous avions créé entre nous une joyeuse confrérie, l’ordre du Cygne, ainsi nommé d’après l’enseigne de la brasserie où il