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mission que remplissait l’homme extraordinaire qui avait tant de petitesses.

Quand Voltaire sera mort, il remisera son bidet, on ne le verra plus sur la route de Ferney. Il s’occupera de faire les honneurs de sa ville à tous les étrangers de renom qui la visitent, et parmi lesquels il y aura des princes, des princesses et des margraves. Il sera récompensé dans sa vieillesse de toutes ses peines, de toutes ses démarches officieuses : enfin Genève aura son théâtre, et il y sera joué. « Il se trouva, nous dit son biographe, un directeur, applaudi sur la scène genevoise à la fois comme acteur et comme dramaturge, à qui vint l’idée, pour ramener au théâtre les spectateurs un peu hésitans, de monter Terentia. L’impresario qui voyait ainsi, en 1785, dans la tragédie du conseiller « une œuvre vraiment cornélienne » allait bientôt se faire un nom sur une autre scène et jouer un rôle plus tragique : c’était le futur proconsul de Lyon, Collot d’Herbois. » Grâce à Collot d’Herbois, le 6 avril 1786, le jour même où il avait célébré ses noces d’or, François Tronchin eut la joie délicieuse de voir représenter Terentia.

C’était un homme heureux, qui aidait à son bonheur, et dont les accidens funestes ne troublaient pas la sérénité. Pendant la Terreur genevoise, quand tous les membres de sa famille s’étaient exilés pour se soustraire à la tourmente, il demeura paisiblement tout seul aux Délices, allègre, content de vivre, « revisant ses anciennes tragédies, composant de nouvelles pièces, ou se reposant en la douce compagnie de ses tableaux aimés. » Il mourut à l’âge de 94 ans, et jusqu’à son dernier jour il avait conservé l’aménité de son caractère. Il était le plus serviable, le plus obligeant des épicuriens. On aurait pu graver sur sa tombe cette inscription : « Il aimait les douceurs de la vie, la vieille peinture, la tragédie et à courir pour son prochain. » Il avait des goûts vifs, mais il n’a jamais connu ces affections profondes qui souvent brûlent le cœur et dévastent une existence. Il ne se donnait pas, il se prêtait. Voltaire était un diable ; mais qu’il écrivît Zaïre, l’Essai sur les mœurs ou Candide, qu’il réhabilitât les Calas ou marquât les intolérans au fer rouge, il se donnait : c’est la première condition pour devenir un grand homme.


G. Valbert.