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sans cesse en réquisition ; les commandes succèdent aux commandes, les requêtes aux requêtes. Il les supplie de prendre en bonne part ses importunités « et l’exposé téméraire de tous ses petits besoins. » Au fait, peut-on l’accuser d’indiscrétion ? La maison n’est pas à lui ; en travaillant à l’embellir, il travaille pour Robert Tronchin, qui en est le vrai propriétaire. Il n’est que « son concierge, son fermier, le bostangi de ce sultan. » — « On m’a donné une patraque, lui dit-il : je veux vous en faire une jolie montre. »

Il le charge « de l’abreuver, de le sucrer, de l’huiler, de le meubler, » de lui expédier de Lyon des harnais, de la lavande, des graines, des fleurs, des légumes, du thym, du romarin, de la menthe, du basilic, de la rue, de la mignardise, du baume, de la sarriette, de la pimprenelle, de la sauge, de la rhubarbe pour se purger, de l’hysope « pour se laver de ses péchés, » 150 livres de verdet et 300 livres d’huile de noix pour peindre ses treillages, 200 livres de céruse, 50 de bleu, 50 d’ocre jaune, 50 de rouge pour les planchers, 50 de litharge, 80 livres de colle forte. — « J’ai une peine incroyable à trouver des pieds de fraisiers et des œilletons d’artichauts. Ah ! si… mais je ne veux pas vous excéder… Ayez donc toujours bien pitié de nous. Figurez-vous, monsieur, qu’on ne connaît point ici les sangles pour les lits et les fauteuils ; la propreté et la commodité sont les dernières choses qui s’établissent chez les hommes. Je vous fais cette déclamation pour vous préparer à la prière de nous faire avoir quatre cents aunes de sangle pour vous bien coucher et pour vous asseoir aux Délices, vous et tous les Tronchin, et nous aussi qui nous comptons Tronchin. » On n’a jamais demandé tant de choses à la fois, mais jamais aussi on n’a mieux su demander ; c’était encore un art où il excellait.

Il fait travailler Robert, il fait courir François : il le connaissait trop pour ne pas savoir qu’en l’épargnant il eût désobligé cet homme serviable et toujours trottant. C’est François qui approvisionne la cave des Délices ; c’est lui qui est chargé de mener à bonne fin la grande affaire de la terrasse, c’est-à-dire la construction d’un mur destiné à soutenir les terres « de l’immense domaine tronchinois », de régler le prix des transports, de la chaux, des pierres, et comme le bostangi n’oublie aucun détail, il lui enjoint de stipuler « que le clédat sera appuyé de deux pieds-droits et de convenir d’un rabais en cas que tout ne soit pas fait en octobre. » Durant les séjours que Voltaire fait à Lausanne, c’est François qui surveille les Délices. On le commet au soin de nettoyer « un grenier funeste, » envahi par les neiges, de renvoyer un cinquième jardinier dont on n’a plus que faire et de lui régler son compte, d’avoir l’œil sur une cuisinière au cœur trop tendre, « la grosse Billot, qui s’en va faire l’amour on ne sait où. » On lui imposera bientôt d’autres tâches plus délicates que celle de surveiller la grosse Billot. Pendant de longues années, Voltaire