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vendre, et jusqu’à son dernier soupir il fera le diable à quatre.

Mais pour s’établir à Genève, il s’agissait tout d’abord d’obtenir un permis de séjour, et nombre de magistrats genevois se souciaient peu d’héberger un hôte si illustre, mais si suspect. Il les inquiétait par sa gloire, qui n’était à leurs yeux qu’une désastreuse renommée ; peut-être aussi se défiaient-ils de sa redoutable clairvoyance, de ses regards perçans et de sa langue indiscrète. Quand on aime à vivre en repos, on écarte les gens bruyans, et quand on a quelque chose à cacher, on est plus enclin à clore sa porte qu’à l’ouvrir. François Tronchin se remua, multiplia ses démarches auprès de ces magistrats perplexes, dont quelques-uns étaient ses parens et qui étaient presque tous de sa connaissance. Autre difficulté : les protestans seuls étaient admis à acquérir un immeuble sur le territoire de la République. Voltaire avait jeté son dévolu sur une maison de campagne située aux portes de la ville : il fallait trouver un prête-nom, qui consentît à en devenir le propriétaire fictif. Après de longues négociations, l’acte est signé le 11 février 1755, et le prête-nom est le banquier Robert Tronchin, qui achète Saint-Jean pour la somme de 87 000 livres de France, et en donne la jouissance immédiate à Voltaire par un bail indéfiniment renouvelable de trois en trois ans. Voltaire contribuait pour 77 000 francs dans l’achat, et Tronchin, le jour où il rentrerait en possession, devait lui rembourser 38 000 livres. Voltaire est content. Il écrit à François : « Le malade et la garde-malade ne peuvent vous exprimer à quel point ils sont touchés de vos bontés, de vos soins officieux, de votre sagesse conciliante. Nous attendons le jour que nous pourrons faire avec vous la dédicace de Saint-Jean. Nous appelons cette maison : les Délices. Elle méritera ce nom quand nous aurons l’honneur de vous y recevoir. »

Il a son gîte assuré : dès le lendemain il s’y installe. Il ne pensait pas, comme le lièvre du fabuliste, qu’il n’y a rien à faire dans un gîte, « à moins que l’on ne songe. » Laissant à Rousseau une place à prendre, il n’a jamais rêvé : c’était le seul talent qui lui manquât. Il s’occupe sur-le-champ « d’ajuster son tombeau des Délices » à son idée et à sa guise. Comme le dit fort bien M. Henry Tronchin : « Il en a fini avec la vie errante, avec l’hospitalité des rois et des amis ; à soixante ans, il a, grâce à l’obligeance des Tronchin, trouvé une résidence dont il peut se considérer comme le propriétaire. Il se complaît dans ce rôle tout nouveau pour lui, il y apporte son activité infatigable, sa passion débordante. Tout entier à son établissement, il s’occupe des moindres détails ; il déballe, il cloue, il tapisse, il arpente, il plante, il badigeonne ses portes et ses treillages à grands coups de pinceau. Il applique à tant de besognes différentes cette agilité, cette souplesse d’esprit qui lui permettent de s’intéresser à tout, de toucher à tout, de s’assimiler toutes choses. »

S’il se donne du tracas, il en donne beaucoup à ses amis. Il les met