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Ce valétudinaire excellait dans trois arts : il s’entendait également à haïr ses ennemis, à obliger ses cliens et à se servir de ses amis. Ceux qu’il employait au service de ses intérêts ou de ses commodités n’avaient pas besogne faite. Il les déconcertait par l’extrême mobilité de son esprit, par la vivacité de ses désirs et de ses dégoûts, par les ardeurs d’une imagination prompte à s’éprendre, prompte à s’effaroucher. Ajoutez que cet homme pétri de salpêtre et abondant en projets se faisait un devoir de concilier l’économie avec les grandes acquisitions, « d’être sage dans ses folies, » et qu’à l’heure du règlement des comptes il était plein de difficultés, chicaneur, minutieux, vétillard. Il a dit « que les détails sont la vermine qui ronge les grands ouvrages. » Dans la conduite de sa vie, cette vermine lui tenait au cœur ; les menus détails d’un marché ne le laissèrent jamais indifférent. Il avait toutes les passions, les petites et les grandes, et les grandes ne mangeaient pas les petites.

Il arrivait à Genève avec la ferme résolution d’asseoir sa vie en achetant une maison et un domaine. Il pensait que, pour faire figure dans le monde et garantir sa liberté, un homme de lettres doit posséder un grand jardin. Il pensait aussi que la terre est le seul placement sérieux, vraiment solide : « Quand l’Électeur palatin, le duc de Wurtemberg et, le Roi me paieraient aussi mal qu’on fait à Cadix, nous aurons toujours le lait de nos vaches, Mme  Denis et moi, pour nous nourrir. Il n’y a que cela de bien sûr dans le monde. On peut mourir de faim avec les rois, mais jamais avec des terres. »

Il ne sera tout à fait heureux que lorsqu’il aura acquis Ferney et obtenu de M. de Choiseul et de Mme  de Pompadour le brevet de franchise qui lui permettra d’être maître et seigneur chez lui. Mais il y a commencement à tout, et il se contente d’abord d’acquérir une villa sur le territoire genevois. Il dissimule avec soin ses ambitions. Il est vu de mauvais œil, il est mal en cour ; il s’applique à ne donner d’ombrage à personne, il voudrait persuader à tout ce qui habite Versailles qu’il n’est venu se fixer sur la frontière de France que pour être à portée du meilleur médecin de l’Europe et des eaux d’Aix en Savoie. Il joue l’éternelle comédie du mourant, qui cherche un endroit où il puisse couler en paix ses derniers jours et s’occupe « d’ajuster son tombeau. » Il écrit à son ami François : « Je voudrais bien ne pas manquer les occasions d’une retraite ; si celle de Saint-Jean me manque, permettez-moi de recourir à d’autres saints… Voilà bien de la peine pour mettre trois pelletées de terre transjurane sur le squelette d’un Parisien. Je signifie au territoire de Saint-Jean que, s’il ne veut point de moi, j’irai me faire inhumer ailleurs. » Et dix ans plus tard : « Je ne suis qu’un pauvre homme enterré à Ferney, attendant doucement la fin des pauvretés du court pèlerinage de cette vie. » Ce moribond, qui n’a que le souffle, a en lui de la vie à re-