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absolue conviction. Sauf en ce qui touche le jeu des acteurs, l’influence française a été néfaste pour le drame anglais. Nos écrivains dramatiques ont enrichi quelques directeurs de Londres ; ils ont pesé trente ans sur les dramaturges britanniques, et ont étouffé leur originalité, sans tirer grand profit de cette tyrannie involontaire. Encore s’ils leur avaient appris les secrets de leur métier ! Mais les Anglais ont été des disciples maladroits de Scribe et de Sardou, pendant que la philosophie de Dumas et d’Augier restait pour eux lettre close.

Enfin l’influence française est redevenue ce qu’elle devait être. Les deux théâtres, replacés sur le pied d’égalité, s’emprunteront, de temps à autre, soit des idées de pièces qui, traitées différemment des deux côtés de la Manche, serviront à mesurer la divergence ou la similitude des deux sociétés, soit des pièces tout entières qui, traduites littéralement, donneront à Paris l’image parfaite de la vie londonienne, à Londres l’exacte reproduction de nos mœurs véritables. Pendant ce temps, le drame, débarrassé de toutes ses lisières, cherchera sa voie. Il est capable de la trouver tout seul, mais je suis persuadé que les pièces d’Ibsen peuvent l’y aider. À ce nom d’Ibsen, quelques lecteurs croiront voir une contradiction dans mon raisonnement. « Comment ! pour rendre le drame anglais à lui-même, il faut le soustraire à l’influence étrangère, et vous l’envoyez à l’école en Norvège ! » J’ai répondu d’avance à cette objection : j’ai prouvé qu’Ibsen, en Angleterre, n’était pas un étranger. Il semble avoir écrit pour les Anglais, il leur donne à peu près le théâtre que leur eût donné leur Shakspeare s’il vivait parmi nous. J’écris cette phrase avec sérénité, convaincu que, si dans vingt ans je suis en ce monde ou si on me lit encore après que j’en serai sorti, nul n’aura la tentation de me la reprocher. Pour les races du Nord tout au moins, Ibsen n’est pas une mode, mais une ère.

Ce que cherche le drame anglais, ce qu’il est en train de créer, — avec ou sans le secours d’Ibsen, — c’est une forme nouvelle pour traduire ce dualisme qui a frappé et déconcerté tous les observateurs, nationaux et étrangers, Matthew Arnold, Emerson, Taine, et les lecteurs de la Revue ne me sauront pas mauvais gré d’ajouter M. Émile Montégut à cette belle compagnie de grands esprits. Pour ma part, j’ai quelquefois essayé de m’expliquer ce dualisme par le mariage, orageux mais fécond, du Saxon et du Celte, par l’effort éternellement vain et éternellement renouvelé, que font les deux élémens réfractaires pour se fondre et s’unir. Le drame du XVIe siècle est né, à une heure mémorable et émouvante de l’histoire, d’un de ces embrassemens entre des