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épanouissement du drame national. C’est là une question de ménage, et il ne fait pas bon se jeter entre Sganarelle et sa moitié. Il est possible que certains acteurs-directeurs succombent à la facile tentation de se commander des rôles sur mesure et demandent aux jeunes auteurs qu’ils emploient encore plus de docilité que de talent. Il est possible aussi que la rancune d’un dramaturge refusé, d’un artiste mis au second plan, ait quelque peu grossi le mal. Passez en revue l’auteur-directeur, qui a sa vanité personnelle, son credo littéraire et sa coterie à servir, le directeur-commerçant pour qui les questions d’art sont réglées par le bilan de fin d’année, le directeur-homme du monde, amateur de théâtre et surtout amateur de femmes : vous verrez que chacun a ses défauts, et ces défauts ne le cèdent point à ceux de l’acteur-directeur.

Un autre obstacle, c’est la censure. J’ai montré combien elle est absurde en principe ; j’ai le devoir d’ajouter que, dans la pratique, elle est assez raisonnable. Elle a encore, de temps à autre, des retours offensifs de susceptibilité, des rechutes de pudeur. J’ai lu, ces jours-ci, un drame émouvant, dû à M. William Heinemann, le célèbre éditeur, dont l’esprit d’initiative est bien connu dans le monde de la librairie et qui est aussi fort capable de se faire un nom dans celui du théâtre. La censure a interdit The first step : cette pièce risquait d’apprendre aux Londoniens qu’il existe, dans leur grande ville, des couples que le Registrar n’a pas associés et que le clergyman n’a pas bénis, des gentlemen qui se grisent et qui battent leurs maîtresses, des jeunes filles qui sortent de chez elles le matin et ne rentrent pas le soir. Grâce à la censure, cette révélation leur a été épargnée.

Encore une fois, le cas est rare. La censure se modifie peu à peu, comme les gardiens de la Tour, qui, il y a quelques années, sans en rien dire à personne, ont remplacé leur haut-de-chausses par un pantalon. Ce pantalon, je le sais, ne va pas avec le chaperon, le doublet et la hallebarde, mais c’est là notre pauvre manière à nous d’imiter la nature en ses transformations. La censure n’a qu’une façon de se moderniser tout à fait : c’est de disparaître. Elle le fera d’une façon lente et graduelle, en limitant son action aux cas essentiels et, par là, elle se fera souffrir quelque temps encore. Quand enlin on viendra lui donner le coup de grâce, on s’apercevra qu’elle a cessé de vivre et de fonctionner. Alors qui héritera de la censure ? qui sera censeur, lorsqu’il n’y aura plus de censeur ? Le public lui-même, le public, représenté non seulement par les plus délicats, mais par les plus rigides et les plus tracassiers de ses membres. En d’autres termes,