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peine, et, à défaut de cette déclaration, son œuvre nous l’eût appris. M. Pinero ne me semblé avoir accepté aucune des idées d’Ibsen, mais il a dû méditer sur ses procédés et il n’a certes pas perdu son temps ; car si le cerveau qui a conçu Hedda Gabler est puissant, la main qui en a disposé les parties et enchaîné les effets est une main habile. Quant à M. Jones, il a étudié à la fois dans Ibsen l’artiste et le penseur. En parlant de ses drames, j’ai omis à dessein l’adaptation qu’il a faite de la Maison de poupée avec la collaboration d’Herman, un Alsacien établi à Londres depuis 1870 et mort aujourd’hui. À certains égards la pièce anglaise est mieux faite que le drame original, en ce qu’elle nous débarrasse du docteur Rauk, qui est un hors-d’œuvre, et des amours de Krogstad avec Mme Linden, qui n’ont vraiment pas le sens commun. Mais M. Jones, mal conseillé, j’imagine, par un collaborateur d’esprit timide et banal, a reculé devant la dernière scène, qui peut révolter certains spectateurs, mais qui est toute la pièce. À cette terrible porte qui se referme avec un bruit inexorable, au milieu du silence de la nuit, séparant peut-être pour jamais les deux époux, laissant Nora chercher sa route à travers les ténèbres glacées, symbole d’une vie inconnue et hostile, les auteurs de Breaking a butterfly avaient substitué un embrassement général. Ils justifiaient ce dénouement optimiste en faisant réaliser au mari l’acte de dévouement que, dans la pièce originale, Nora avoue avoir espéré de son mari. Ibsen ne l’entendait pas ainsi, et il avait raison. Il faut que Nora attende ce sacrifice, et il faut qu’elle soit déçue. L’homme et la femme gardent ainsi leur caractère : l’un reste dans la logique pratique, l’autre dans la logique romanesque, et, si tout n’est pas bien, tout est vrai dans le plus désuni des ménages possibles.

M. Jones a été beaucoup plus heureux lorsqu’il s’est inspiré d’Ibsen que lorsqu’il l’a traduit. C’est surtout quand il dessine des figures de femmes qu’il me paraît hanté par le souvenir des héroïnes du maître norvégien. On peut dire, d’une manière générale, qu’un souffle d’ibsénisme passe à travers son œuvre depuis sept ou huit ans. Mais son dialogue est trop vif ; il cède trop visiblement au plaisir de jouer avec son esprit ; il a trop de joie en lui pour être un véritable ibsénien. C’est là en effet que commence le désaccord entre l’auteur d’Hedda Gabler et ses admirateurs au-delà de la Manche. Les Anglais consentent bien à médire de la vie, mais non à la maudire ; en dépit d’une certaine maussaderie apparente, ils savent jouir de l’existence et ils ne veulent encore s’aventurer qu’en touristes dans ce monde d’Ibsen où, pour quelques coins rians et ensoleillés, pleurent tant de