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temps. Il avait pour noyau un petit groupe de fervens de la première heure. Autour d’eux, un grand nombre de curieux hostiles, venus pour blâmer, mais qui se comportaient, en somme, très décemment. Il y avait aussi les curieux naïfs et de bonne foi, qui apportaient à ces soirées émouvantes une âme ouverte et libre de préjugés. Ceux-là s’en retournaient songeurs et parlaient entre eux : « En vérité, je vous le dis, murmurait plus d’un de ces convertis, l’homme que nous avons vu et entendu ce soir est réellement le fils de Shakspeare ! »

C’est dans la presse que se livrèrent les grandes batailles. Bien des critiques perdirent le sang-froid et la politesse, glissèrent sans s’en apercevoir de la moquerie dans la grossièreté. Je ne confonds avec ces excès ni la discussion sérieuse à laquelle, dans des revues ou des conférences, des hommes de talent ont soumis la philosophie d’Ibsen, ni les joyeuses facéties, comme celles de M. Ansley, qui a donné, dans le Punch, un Ibsen de poche. Ces parodies n’impliquent, à mon avis, ni le manque d’intelligence, ni le défaut de respect. Je parle de ces attaques furieuses et brutales qui ne tendaient à rien moins qu’à renvoyer Ibsen en Norvège, comme les tailleurs de l’East-End voudraient renvoyer à Hambourg les émigrés allemands qui font baisser le taux des salaires.

M. Archer a été très visé et très maltraité dans ces batailles où il commandait la brave petite phalange ibsénite ; mais il rendait coup pour coup, avec usure, car son tir était infiniment mieux dirigé que celui de ses adversaires. Ainsi que M. Gosse, quinze ans plus tôt, avait révélé Ibsen au monde littéraire, M. Archer l’introduisait dans le monde dramatique.

S’il est entré longtemps après son confrère dans la controverse relative à Ibsen, il n’en faut pas conclure qu’il fût moins bien armé au point de vue des études préalables, ni qu’il soutînt des convictions improvisées. Pour lui aussi, Ibsen était un amour de jeunesse. Dès 1873, il savait par cœur, dans l’original, ces scènes admirables de Brand qui remuent l’âme jusqu’en son dernier fond. Avant chaque représentation d’une œuvre nouvelle il essayait d’expliquer le monstre au public et de l’habituer par avance à le regarder en face, traduisant le symbole en termes très clairs, parlant comme on parle aux enfans, avec une douceur d’autorité, une netteté d’expression et une abondance de développemens dont cette intelligence primesautière n’a pas coutume de se soucier. Mais le plus grand service qu’il ait rendu à la cause, ce sont ses traductions, qui sont maintenant dans toutes les mains : non seulement elles font passer en anglais l’intense réalisme du