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temps, en littérature, un des premiers rangs parmi ceux qui produisent et qui jugent, mais les vraies bonnes fortunes sont celles de la jeunesse. Dans sa belle carrière d’écrivain, il n’en a pas rencontré une plus précieuse que cette découverte d’Ibsen faite à un âge où, d’ordinaire, on se découvre à peine soi-même.

M. Gosse faisait connaître les œuvres, déjà parues, d’Henrik Ibsen, ses drames historiques et historico-légendaires, ses premières tentatives pour prendre pied dans la réalité moderne. Il montrait une partialité indulgente pour la Comédie de l’Amour et la justifiait par des traductions ingénieuses en vers de sa façon ; il condamnait comme une œuvre à demi manquée Empereur et Galiléen, bien que sa fidèle et pénétrante analyse ne fît tort à aucune des beautés de la pièce. Mais il rendait pleine justice à la sombre grandeur de Brand et à l’éblouissante fantaisie de Peer Gynt. En somme, il annonçait un poète et un satiriste. Il y a longtemps qu’Ibsen a abdiqué le premier de ces titres, et, quant au second, M. Gosse doit le trouver un peu grêle, aujourd’hui, pour un tel homme. Il ne pouvait, en 1873, prévoir le dramaturge réaliste, le réformateur, le psychologue et le symboliste qui se sont successivement déployés devant nous. Mais il donnait, je crois, la note juste, lorsqu’il saluait en Ibsen un « vaste et sinistre génie, une âme pleine de doute, de tristesse, de désir non satisfait. »

Ibsen entra en correspondance avec son jeune critique, comme autrefois, dans des circonstances analogues, Goethe avec Carlyle. M. Gosse fut informé un des premiers de la crise intérieure qui transformait le talent du poète et qui a servi de point de départ à la série des drames sociaux et psychologiques. « Le drame que je fais en ce moment, écrivait-il, — c’était les Colonnes de la société, — donnera au spectateur exactement la même impression que s’il voyait les événemens de la vie se dérouler devant lui. » Le théâtre n’était plus qu’une chambre dont on a abattu une paroi pour permettre à deux mille personnes de voir ce qui s’y passe. M. Gosse supplia l’auteur de Brand et de Peer Gynt de ne pas déserter la poésie, mais Ibsen suivit son destin.

En Angleterre, on commençait à le traduire. En 1876, Katharine Ray donna une version anglaise d’Empereur et Galiléen ; trois ans après, la British Scandinavian Society imprimait à Gloucester des morceaux choisis d’Ibsen. En 1882, miss H.-F. Lord traduisit la Maison de Poupée sous le titre de Nora et fit précéder la pièce d’une introduction où elle présentait Ibsen comme le champion des droits de la femme. Les femmes aiment assez à se figurer leurs amis sous une forme concrète. C’est pourquoi