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par détachemens, sur des pontons. Tout d’abord la colonne des haquets qui transportent ces lourdes embarcations a failli s’égarer et manquer le port de Zimnitza ; arrêtée à temps sur sa fausse route, elle roule maintenant vers le point désigné.

Le général Richter, commandant les pontonniers, a fait connaître les dimensions exactes des bateaux : ordre est donné à tous les régimens de creuser, d’après ces dimensions, des excavations dans le sol ; les hommes seront exercés à descendre dans ces trous et à en sortir comme s’il s’agissait d’embarquer et de débarquer. Rangés là-dedans, ils sauront qu’ils doivent garder le silence, ne pas tirer, ne pas bouger.

Cependant, le grand-duc Nicolas, accompagné de son fils, dirige vers Zimnitza la première reconnaissance. Il existe là une grande île, toute proche de la rive gauche et dans laquelle on pourrait aisément passer, même avec l’artillerie : la traversée se trouverait abrégée d’autant. Il est vrai que la courbe du fleuve tourne sa convexité vers l’adversaire, circonstance défavorable ; plus haut, à Tournou-Magourelli, cet inconvénient n’existe pas ; mais voici trop longtemps que l’armée russe marche le long de l’obstacle et présente le flanc ; il faut en finir : vaille que vaille, on passera à Zimnilza. « Fais tes mouvemens de la nuit tombante au matin, ordonne le grand-duc ; ne commence pas avant, n’achève pas après, car tu vois que l’adversaire a sur toi l’avantage du soleil. Garde le secret de l’affaire ; pour cela, rien que des ordres verbaux : point d’encre, point de papier… »

Béni et congédié, Dragomirow revient chercher sa division au village d’Atternazzi : il la met en marche vers le fleuve. La troupe s’avance dans-son ordre ordinaire : la brigade des chasseurs est à l’avant-garde, les deux autres forment le gros. Le général parcourt les rangs. Après le zdorovo de chaque matin, il engage la conversation :

— Eh bien, vous autres ! vous savez les nouvelles… Un grand honneur pour nous, mes enfans ! Il y a du danger aussi… Enfin, c’est vous qu’on a choisis, non pas moi. Mais si vous pensez que vous ne suffirez pas à la besogne, dites-le tout de suite ; j’en chercherai d’autres.

— Hourra ! hourra ! nous suffirons !

Au détour d’un des couverts boisés qui dérobent la marche, ils voient miroiter la grande nappe du fleuve.

— C’est ici ! leur dit-il. C’est ici qu’on doit vous voir vainqueurs au-delà de l’eau ou morts au fond de l’eau !

— Hourra ! hourra ! nous passerons !

La rumeur enthousiaste grandit ; bien qu’on soit à la fin de l’étape, le pas s’allonge ; pareils aux flots d’une marée montante,