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moins-value de la troupe, retombe sur l’officier. Au contraire, ses efforts d’instructeur, sensibles un instant seulement dans leurs résultats immédiats, transformables à distance en actions de guerre, s’en vont à travers la masse nationale en bons effets de discipline : discipline civile, il est vrai, mais discipline nécessaire à toute réunion humaine et pour tout labeur commun. Participant de la sorte à l’éducation populaire, l’officier remplit un grand rôle social.

Cette proposition ne sera pas contestée en ce qui concerne l’armée et le peuple russe, mais puisqu’elle a soulevé des controverses en France, l’occasion est bonne d’introduire dans le débat l’opinion de Dragomirow. Par ce jugement, la question se trouve réduite à la considération simple du devoir professionnel[1], considération qui non seulement n’a pas formé jusqu’ici le corps du procès, mais n’en a été que le lest ou le poids mort.

Car il semblait à certains que c’était outre les devoirs propres de son état, ou même malgré ces devoirs, que l’officier pouvait exercer quelque action sociale ; on demandait qu’après les heures du service, heures en soi infructueuses, on eût les heures de l’influence et du contact personnels ; que cette grosse machine hérissée de la nation en armes, utilisable Dieu sait quand pour un travail de guerre, fût mise en marche tout de suite pour un travail démoralisation pacifique. D’autres, compliquant d’idéaux religieux les fins toutes pratiques de l’éducation militaire, subordonnant l’obligation de métier à l’obligation de croyance, attendaient de l’officier cette régénération idéale qu’ils demandent aussi au prêtre. On se trompait ainsi tantôt sur les moyens et tantôt sur le but. Mais toute erreur se dissipe si l’on se tient sur le terrain du devoir direct et de la fonction ; le but est d’amener un homme de vingt ans jusqu’à ce degré de développement qui fera de lui un soldat moderne ; les moyens, ceux que fournissent les principes de la pédagogie appliqués aux matières de la profession. C’est ainsi la règle militaire toute simple, ni suppléée ni déformée, mais obéie dans sa rigueur, comprise dans son sens, qui doit se propager par surcroît hors des casernes en habitudes d’ordre et de solidarité.

Etre un instructeur adroit et zélé, préparer les siens avec soi et par soi à la tâche de guerre : voilà tout ce rôle social ; il grandit en dignité morale autant qu’il perd en étendue. Par lui, s’établit entre le soldat et l’officier une réciprocité étroite et vraiment organique dont ceux-là seuls pourront médire qui n’en auront

  1. Tel est aussi le sens d’un article célèbre paru ici même le 1er septembre 1891.