Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La scène d’après la bataille n’est pas moins belle. On y voit le général, à son rapport, vainement occupé à démêler la part de chacun dans l’action commune ; circonvenu par le mensonge, incapable de justice, il écoute le traître Jerkow et blâme le héros Touchine ; il se montre dans cet état d’isolement et de faiblesse qui est à jamais la rançon de l’autorité, car le maître, de qui découlent les faveurs, est celui qu’on veut surprendre et l’ennemi commun à tous les ambitieux, inconsciens conjurés de la lutte pour la vie. La scène, digne de Shakspeare, rappelle celle où le roi Lear, déchu de toute dignité, accablé de toute misère (et ne s’appuyant plus que sur Cordelia, lui demande humblement le bien refusé d’habitude aux grands de la terre : « Dites-moi la vérité… » Mais il y a plus d’intérêt militaire dans un autre épisode, celui de Koutousow à Borodino.

Comme pour Bagration à Hollabrunn, rien en Koutousow qui lui soit propre ; il ne prévoit rien, n’entreprend rien, mais il écoute, se souvient, remet tout à sa place, ne contrevient à aucune mesure utile, ne permet aucune mesure dangereuse. Une chose cependant lui paraît soudainement propre, et c’est une étrange certitude qu’il ne fonde sur aucune preuve, qu’il improvise, dont il accable Wolzogen, venu, après l’engagement du premier jour, apporter de mauvaises nouvelles : « L’avez-vous vu ? l’avez-vous vu ? s’écrie-t-il. Comment ! vous osez ?… Comment osez-vous me faire un rapport pareil ? Allez dire au général Barclay que je sais mieux que lui où en sont les affaires. L’ennemi est battu à gauche et contenu à droite. Pour vous, si vous ne voyez pas clair, peu importe ; mais ne parlez pas de ce que vous ignorez ! Allez ! portez au général l’ordre d’attaquer demain matin. » Un silence se fait, qu’interrompt seulement la lourde respiration du maréchal. « Ils sont repoussés de partout, ce dont je remercie Dieu et notre brave armée. Demain, nous les chasserons de la sainte terre russe, » achève-t-il, et il se signe en sanglotant. Tel est donc son secret, qu’il ne veut pas être vaincu ; il résiste à ce qu’on a vu, car il sait que les yeux sont la partie de l’homme la plus prompte à se laisser vaincre ; il résiste à ce qu’on dit, car il comprend que les sacrifices d’hommes consentis par Napoléon dans cette affaire ont pour jamais émoussé le perçant de son armée et rompu ses forces d’agression. Ainsi, parce qu’il n’a pas voulu se laisser vaincre, Koutousow n’est pas vaincu : aussi, quand on délibère autour de lui sur l’abandon ou la défense de Moscou, il pense contre tous que l’armée doit s’écarter de la ville, emportant avec elle sa volonté de vaincre, source abondante de victoires. « Bonne ou mauvaise, prononce-t-il, ma tête en ceci doit se décider toute