Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/154

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une stature impropre à la pose du héros et qui s’aime mieux sous l’apparence humaine ; une conscience assez forte pour ne s’appuyer que sur soi et pour trouver en elle-même la racine de son autorité ; l’esprit le plus riche, l’intelligence la plus adroite, servant ce simple caractère, et la plume d’un Montaigne écrivant sur l’expérience de ce Montluc ; enfin une grande âme forgée exprès pour entreprendre et maîtriser ces grands sujets menaçans, la guerre moderne et la nation en armes.

Tous ces plaisirs de lecture deviennent cas de conscience pour l’analyste : il ne se résout pas à sacrifier une seule de ces pages, dont la moindre a son prix de grâce et de vérité ; il comprend qu’il doit, avec une patience de topographe, minuter son levé de l’œuvre et cheminer autour des moindres détails, une boussole à la main. Mais nous, qui n’écrivons que pour faciliter l’attaque de l’ouvrage, nous opérerons plus brièvement ; comme un officier subalterne envoyé on reconnaissance au-delà des tranchées, nous donnerons seulement trois croquis, mais pris de points de vue différens : l’un dessinera les idées de Dragomirow sur le caractère essentiel de la guerre et sur le rôle du général ; un autre tentera de saisir ses méthodes quant à l’éducation du soldat et la préparation des troupes ; enfin, conformément à la constante habitude du maître, nous ajouterons à sa doctrine un exemple, et le sien propre : ce sera cette opération de guerre à laquelle il présida en 1877, quand il dut franchir le Danube avec sa division sur les devans de l’armée russe.


I

Jamais ouvrage ne produisit sur le lecteur des impressions plus contraires que le roman de Tolstoï Guerre et Paix. — Émotion et Déception, ce pourrait être son véritable titre, car on voit bien que l’auteur, génial dans la conception, s’égare tendancieusement dans les détails ; la vérité se retire de page en page devant lui comme l’armée russe se retirait devant Napoléon. Or, il arrive qu’un ferme esprit, inapte à franchir les frontières du bon sens, a porté sur ce livre un jugement qui est aussi un commentaire ; que cet esprit, c’est Dragomirow ; enfin, que ses idées propres sur la guerre ne sont nulle part si près d’être réunies en un corps de doctrine que dans les considérans de ce jugement.

C’est un important phénomène que cette rencontre, intellectuelle de Tolstoï et de Dragomirow. Officiers de la même armée, l’un en devient le généralissime ; l’autre, laissant là ses épaulettes, se retire au désert, se fait ouvrier, moujik et consume ses facultés