Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 132.djvu/147

Cette page a été validée par deux contributeurs.

bafouée, des libertins pris au piège de leurs convoitises, du triomphe des habiles, des femmes surtout. Le docte Victor le Clerc, à la suite de Le Grand d’Aussy, Barbazan, du Méril, se persuada que Boccace avait arrangé et retouché les ouvrages de nos trouvères d’une façon assez fidèle pour que le mérite de la plus grande invention leur demeurât acquis. Moins de naïveté, une sensualité plus délicate et plus inquiétante, une langue plus fine, telle serait, pour le vénérable érudit, toute la différence. Le Décaméron ne serait ainsi qu’un « écho ». En vérité, il l’est à la manière de La Fontaine « mettant en vers » les fables d’Esope, si loin d’ailleurs que ce pauvre sire soit de nos plaisans vieux conteurs. Ceux-ci, Rutebeuf, Eustache d’Amiens, Jean de Condé, Raoul de Houdun, inventent le canevas de farces excellentes, mais le rôle joué par leurs personnages est d’une simplicité extrême. Ils ressemblent à des marionnettes dont les deux profils porteraient chacun une grimace immobile : d’un côté, la malice, la gaieté libertine, la convoitise ardente, de l’autre, la déconvenue, le dépit comique. Le geste de ces pupazzi est immuable, l’allure toute mécanique est légèrement gauche. L’action se déroule à travers les incidens d’une fourberie souvent bien triviale, d’une escapade d’amour parfois bien grossière : mais dès le début de la fable on aperçoit sans peine toute la suite de l’action. Les figures qui s’y meuvent nous montreront peut-être les deux faces de leur profil ; mais les héros du trouvère ne sauront pas changer prestement le cours de l’intrigue, retourner la farce à leur avantage, ajouter au drame un acte imprévu, entraîner en des sens opposés la troupe des rieurs. La contre-intrigue des fabliaux, si elle ose se dessiner, ne le fait guère que par quelque tirade de morale fort honnête, mais assez puérile, quelque jeu de scène très rapide, puis le rideau tombe, et, déjà, les rieurs ne riaient plus.

Je prends deux fabliaux fameux, le Cuvier et le Chevalier qui fist sa femme confesse, dont Boccace s’est certainement souvenu dans le conte de Peronella qui met son amant en tonneau et celui Jaloux qui en forme de prêtre confessa sa femme. Sur le mince canevas du trouvère il a su broder une tapisserie très riche, une comédie vivante sur la farce gothique.

Notre Cuvier tiendrait en quatre lignes. Un marchand voyagait pour ses affaires, loin de son logis,


En sa meson lessoit sa femme,
Qui de son ostel estoit Dame.

Un clerc aussi y était maître et seigneur, en l’absence du marchand. Un jour, comme « ils se déduisoient », le mari revient inopinément « de Provins » avec trois autres marchands. Fâcheuse