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une révolution hâtive dans l’ensemble de la vie intellectuelle et de la civilisation. Chez nous, la langue, la littérature, les arts et les mœurs se sont détachés et éloignés du moyen âge avec une étonnante rapidité. Entre Villon et Ronsard, Commines et Montaigne, Louis XI et François Ier, il semble que deux siècles au moins se sont écoulés. Le dernier représentant du vieux goût français, du symbolisme médiéval et de la vieille langue populaire, Rabelais, paraît, au milieu des cardinaux et des beaux esprits de la cour de Henri II, comme un survivant attardé de cet âge gothique dont il avait déploré la barbarie et l’infélicité. Le contact subit de l’Italie et de l’humanisme, en très peu d’années, murit et transforma le génie français. Pour l’Italie, l’évolution avait été autrement plus lente et plus conforme à la nature. C’est par transition imperceptible qu’elle alla de Giotto à Raphaël et au Corrège, des premiers sculpteurs de Pise à Donatello et à Cellini.

La littérature présente un développement tout pareil. Nos souvenirs chevaleresques, les romans de la Table Ronde, les matières de France et de Bretagne, recueillies, dès la fin du XIIe siècle, dans la vallée du Pô et la Marche de Trévise, reparaissaient bientôt en des poèmes de langue franco-italienne, puis d’italien pur, tels que la Spagna et les nombreux Aspromonte des XIVe et XVe siècles. Dans le même temps, en Toscane, la matière de France se confond avec les fictions du cycle d’Artus, s’enrichit du merveilleux, des aventures amoureuses, de la grande liberté d’invention de la Table Ronde. Chanson de Geste et roman passent en une multitude de compilations rimées et d’ouvrages de prose ; de ces derniers, au début du XVIe siècle, les Reali di Francia sont le type réellement populaire, et, à la fois, le prologue de toute une littérature où l’amour altère de plus en plus le caractère primitif des héros carolingiens : Charlemagne, Renauld de Montauban, Milon d’Anglante perdent tous la tête par amour, et, de moins en moins, les écrivains prennent au sérieux ces hauts personnages : le poème héroï-comique, découpé en octaves, rehaussé d’épisodes miraculeux, plaisans ou tragiques, était né : Pulci et Bojardo lui impriment, vers la fin du XVe siècle, sa forme définitive, élégante et très rythmée. Moins d’un demi-siècle plus tard, l’Arioste lisait à la cour de Ferrare son Orlando furioso, l’œuvre exquise de la Renaissance italienne. Durant plus de trois cents ans l’Italie avait entendu chanter les exploits et les amours et « la grande bonté des chevaliers antiques ; » les sources françaises, descendues des Alpes, s’étaient lentement rejointes et se perdaient enfin en un fleuve magnifique, mais les derniers poètes gardaient toujours la mémoire des lointaines origines che-