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nit, il refusa toujours obstinément la bonne voie, il n’avait foi qu’aux biens terrestres. »

Tout ce que le récit comporte de vie, de mouvement, de couleur, toute l’illusion de réalité qu’il peut donner au lecteur, se rencontre en Boccace. Mais le réalisme florentin de la Renaissance répugne à toute vie grossière, à toute couleur crue. Quand les sept dames du Décaméron ont entendu conter par l’un de leurs trois cavaliers quelque histoire un peu vive, elles rient et rougissent tout à la fois et baissent un instant leurs beaux yeux sur l’herbe émaillée de virginales pâquerettes ; elles risquent volontiers, à demi-voix, une remarque édifiante sur les périls du péché ou la sottise des pauvres gens qui ont péché sans élégance ni esprit. Forment-elles, dans le secret de leurs consciences, de fermes propos de vertu ou seulement de prudence ? Je ne le crois pas, car elles ne sont point là au sermon de la paroisse Santa-Maria-Novella, et le conteur ne s’est point proposé de leur aplanir la voie du salut. Il n’a voulu que les divertir ou les émouvoir, même jusqu’aux soupirs et aux pleurs. Boccace fait, je le veux, semblant de moraliser au préambule de ses Nouvelles ; mais ce n’est guère qu’une précaution littéraire, une façon de sous-titre qu’il attache à ses contes, un catalogue raisonné de ses peintures. Il promène la joyeuse compagnie le long d’une galerie de tableaux très différente, sans doute, d’une fresque d’église, où les scènes pathétiques s’entremêlent aux scènes plaisantes, mais où celles-ci, grâce à certains artifices de clair-obscur, ou même au voile léger que l’écrivain y jette, à l’occasion, d’une main fort adroite, se dérobent à temps pour n’être point choquantes. L’admirable artiste n’a point affaire à de petites nonnes envolées par-dessus les murs de leur couvent, mais à des femmes de « grande valeur » et d’esprit cultivé, valorose donne, et bien charmantes aussi, vaghe donne, — mariées, veuves ou jeunes filles, il ne nous l’a pas dit, — qu’aucun mystère, aucune singularité de la vie n’étonne beaucoup, et qui tiennent néanmoins aux délicatesses et aux demi-pudeurs d’une civilisation déjà très raffinée. La musique italienne, la musique sensuelle les caresse sans les troubler, mais elles aiment que certains airs soient joués en sourdine. Or jamais chef d’orchestre ne sut, mieux que Boccace, adoucir à propos l’éclat strident de ses cuivres et le chant ironique de ses violons.


IV

La Renaissance des Italiens se distingue essentiellement de la nôtre en ceci surtout qu’elle ne marque point un saut brusque,