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reurs et ses larmes. Les modèles que lui laissaient les premiers conteurs florentins étaient bien imparfaits, mais, à peine aura-t-il touché au genre qu’il le transformera, et la Nouvelle sortie de ses mains paraîtra le premier grand monument littéraire de la Renaissance. S’il eut assez de pitié ou de courage pour suivre, à travers Florence pestiférée, le corps de l’honnête et pudique Francesco da Barberino, peut-être, tout en cheminant, a-t-il médité le plan du Décaméron et, rentré au logis, en a-t-il écrit la première page.


II

Cette page est bien lugubre. C’est la chronique de la peste de 1348. Boccace la dédie « aux dames compatissantes, donne pietose », si souvent invoquées par Dante. Ne cherchez point ici une fantaisie d’esprit raffiné, atteint de morbidezza, la mélancolique ironie d’un poète pessimiste épris des contrastes violens de la mort et de la vie, le charnier d’Ézéchiel ou le cimetière d’Hamlet. Non, l’idée de ce Florentin, fils adoptif de Naples, est plus simple, très méridionale et, je l’avoue, légèrement païenne. Afin de la bien pénétrer, arrêtons-nous un instant aux vigiles mortuaires du Décaméron.

Cette peste était le retour d’un accident familier. Dix fois par siècle, les navires marchands et les caravanes de Venise, de Gênes, de Pise, ramenaient à l’Italie et à l’Europe le fléau asiatique. Les symptômes et la marche de la maladie, cent fois décrits, sont à peu près les mêmes, depuis la peste d’Athènes racontée par Thucydide, jusqu’à la peste de Milan, en 1576, et celle de Marseille, en 1720. Dans chacune de ces catastrophes, reparaît le même désarroi moral, la fuite des peureux, la désertion des plus impérieux devoirs, l’oubli de la famille, la trahison des amis, les gens sages qui pèsent prudemment leur manger et leur boire et jusqu’à l’air qu’ils respirent et plongent le nez dans les drogues, les parfums et les fleurs ; les étourdis, qui se jettent éperdument dans toutes les débauches ; les femmes, qui perdent toute pudeur ; les malades délaissés, l’avidité féroce des serviteurs. Ici, quelques traits, pris sur le vif, accentuent la peinture traditionnelle de la crise. Boccace a vu, dans une rue de Florence, deux porcs occupés à fouiller et à secouer des griffes et des dents les haillons d’un mort ; tout à coup ils tournèrent, pris de vertige, sur eux-mêmes et tombèrent morts. À peine quelques voisins osaient accompagner les morts jusqu’à l’église. Les confréries « des nobles et distingués citoyens » cédaient la place à