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golfe, les mœurs bruyantes, l’insouciance morale de son peuple charmèrent Boccace autant que la solennité un peu funèbre de Rome et de sa campagne enchantait Pétrarque. Est-il né près de Florence ou à Paris, est-il par sa mère et son berceau Français ou Toscan ? on ne le saura sans doute jamais très sûrement[1]. La veine gauloise est en lui fort visible, mais la finesse florentine, le sens inné de l’élégance, le goût passionné des choses charmantes, le sont bien plus encore. Reçut-il un jour quelque degré de cléricature ? nous ne le saurons pas davantage. Tout jeune homme, il fut contraint par son père d’étudier le droit canon, la banque, le commerce : il préféra aux Décrétales la lecture de nos fabliaux et de nos romans. Dès qu’il se sentit à peu près le maître de sa destinée, il se jeta à la fois, non sans étourderie, dans la littérature et les aventures amoureuses.

De cette première période littéraire et de ses amours napolitaines, il nous reste des sonnets, le petit roman de Madonna Fiammetta, les demi-confidences indiscrètes du Filocopo et de la Teseide, inspirés, l’un, par notre Floire et Blanchefleur, l’autre par la vénérable histoire médiévale de Thésée, duc féodal d’Athènes ; puis l’Amorosa Visione où « la dame gentille, plaisante et belle », la « belle Lombarde, » la Gloire et une foule de personnes augustes Saturne, Avicenne, Cicéron, Hécube, Nemrod, Caton, Absalon, Dante et Pâris défilent et gesticulent avec la raideur familière aux héros des très vieilles tapisseries ; le Filostrato, roman chevaleresque et homérique, en octaves, où le grand prêtre grec Calchas paraît, près de sa fille Chryséis, en qualité d’évêque de Troie, in partibus infidelium, enfin, le Ninfale Fiesolano, un joli poème bucolique et mythologique d’amour heureux, qui finit bien mal et trop tôt par le repentir tardif de la nymphe de Fiesole et le désespoir du berger Africo. L’amant se tue naïvement, comme il convient, au bord du ruisseau témoin de son bonheur d’un seul jour. Ici, Boccace ne fait plus penser à nos trouvères ni aux pâles tapisseries de nos aïeux : il s’est inspiré d’Ovide et fait pressentir le Corrège.

Les plus belles fêtes ont une fin. Le père de Boccace, guelfe de vieille roche, du fond de son comptoir florentin, suivait d’assez méchante humeur la vie poétique et joyeuse de son héritier, à la cour angevine. En 1341, il le rappela à Florence. La première entrevue fut certainement pénible. « L’aspect horrible de ce vieillard froid, rustique et avare m’attriste et m’effraie chaque jour davantage », écrit Giovanni dans son Ameto. Ajoutez que le sé

  1. Voyez, à ce sujet, l’étude de M. Henry Cochin dans la Revue du 15 juillet 1888.